Page:Sorel - La Vraie histoire comique de Francion.djvu/152

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chez lui, de manger plus lui seul que tous ceux qui étoient à sa table, afin que tout au moins la plupart de la dépense se tournât à son profit. Il avoit donc déjà bien fait son office à nettoyer les plats, et encore mieux à vider les bouteilles, tellement qu’il étoit entré en une humeur la plus gaillarde, du monde : à tout propos, il contoit quelque petite histoire d’amour ; mais, parce qu’il avoit un vice en liant ses périodes que plusieurs autres commettent, comme il y en a qui disent toujours : enfin, la compagne de celle qui lui avoit fait un affront pour sa poésie le remarqua incontinent, et, à la première fois qu’il dit : pour le faire court, car c’étoient les mots qu’il répétoit, elle lui répondit : Si vous nous voulez plaire, il ne faut pas dire si souvent : Pour vous le faire court, parce que tout résolument nous le voulons long. Cette privauté accrut son allégresse, et lui fit boire encore trois coups ; de sorte qu’il chanceloit à chaque moment. L’on lui demanda s’il apprenoit à danser et s’il répétoit les passages de quelque courante. N’ayant pas le soin de cacher sa maladie, il répondit : Il y a un certain auteur anonyme, que je pense, qui dit que Bacchus dolosus luctator est, primum caput, deinde pedes tentat[1]. Aussi je reconnois bien cette cautelle, medius Fidius ; il m’a donné le croc en jambe pour me faire tomber, et m’a assailli par en haut au même temps.

Comme il tenoit ce discours, l’amant de Fremonde vint avec deux de ses amis, et encore deux bourgeoises des plus gausseuses de la ville. Monsieur, dit l’avocat à Hortensius, ayant à parler à mademoiselle Fremonde, nous sommes entrés franchement en votre maison, de quoi je vous supplie de nous excuser. Il n’est pas besoin que vous usiez de complimens, interrompit Fremonde, je m’assure que monsieur est très-aise de votre venue et n’a point d’ennui, sinon de ce qu’il voit que vous êtes arrivés trop tard pour la collation. Alors une de ses compagnes dit : Il y a bien encore quelque peu de vin muscat.

Salva pace, madame, dit le cuistre ; eh bien, dit Hortensius, va-t’en mettre ordre que mon compère le cabaretier m’en

  1. Plaute dit, par la bouche d’un de ses personnages :
    …Magnum hoc vitium vino têt
    Pedes captat primum : luctator dolosus est
    Pseudol., act. V, sc. I, v. 5.