Page:Sorel - La Vraie histoire comique de Francion.djvu/153

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envoie du meilleur, avec quelque pièce de rôti. Or il disoit cela parce qu’étant déjà fort tard, et voyant que les derniers venus avoient amené un vielleux, il s’imaginoit bien qu’il falloit qu’il donnât à souper à tout ce qu’il y avoit de personnes dedans sa chambre, vu qu’ils y demeuroient encore beaucoup de temps : néanmoins il n’en avoit point de fâcherie, d’autant qu’il lui sembloit que c’étoient des gens d’une si bonne humeur, qu’il ne pouvoit moins que d’acheter leur compagnie.

Comme le cuistre voulut sortir, je le priai de me mener avec lui, car, n’ayant pas souvent la liberté, j’étois bien aise d’aller par la ville, pour quelque sujet que ce fût. Il fut si doux à cette fois-là, qu’il m’accorda ce que je désirois ; car il en avoit toute-puissance. Nous allâmes donc ensemble chez le cabaretier ; mais nous n’y trouvâmes rien qui nous duisît, et nous ne prîmes que du vin. Nous fûmes d’avis d’aller jusqu’à la rôtisserie du petit pont[1]. Le cuistre acheta un chapon, et, voulant encore avoir un aloyau, il alla voir chez tous les rôtisseurs s’il n’en trouveroit point quelque bon. J’en avisai un, qui me sembla de bonne grâce, et m’en allai le marchander. La rôtisseuse avoit été nouvellement mariée ; elle n’entendoit pas encore le train de la marchandise : je lui demandai ce que valoit son aloyau, elle me le fit vingt-quatre sols, qui étoit trois fois plus qu’il ne valoit. Un viedaze, lui dis-je en m’en allant. Et alors son mari, voyant qu’elle chassoit les chalands de sa boutique, en surfaisant par trop la marchandise, lui dit : Je ne sçais à quoi tu songes de faire cela si cher ! Si tu faisois toujours ainsi, je ne vendrois rien ; rappelle-moi ce garçon. Voulant alors réparer sa faute, et croyant qu’un viedaze fût quelque monnoie étrangère qui eût cours depuis peu, elle me rappela le plus haut quelle put, me disant : Holà ! marchand, en voulez-vous donner viedaze et demi ? Cette naïveté me fit tant rire, que je ne sçais si j’ai jamais ouï chose qui m’ait donné plus de contentement. Je m’en retournai tout ravi vers sa boutique, et lui dis que je lui donnerois deux viedazes si elle vouloit ; mais le mari, s’approchant, voulut faire le sérieux, et me

  1. Ce pont, brûlé en 1718, fut reconstruit dans le cours de la même année, pour être, de nos jours, réédifié de nouveau.