Page:Sorel - La Vraie histoire comique de Francion.djvu/232

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lui rendisse des services, que malaisément pouvoit-il espérer d’un autre, je n’eusse point la qualité de serviteur. Il me promit qu’il ne me tiendroit jamais que comme son ami : je me mis donc en sa maison, où je reçus des preuves infinies de sa libéralité, et m’assouvis entièrement des braveries. J’étois ordinairement monté sur un cheval de cent pistoles, en piquant lequel je faisois presque trembler la terre, et toujours j’étois suivi de trois ou quatre laquais. Ma mère fut comblée de contentement, recevant les nouvelles de ma bonne fortune, que je lui mandai par mes lettres. Je pris vengeance de ceux qui m’avoient morgué autrefois, en les morguant tout de même. De mes anciens camarades il n’y en avoit plus que deux ou trois de qui je fisse état ; pour les autres, que j’avois fait semblant de chérir, à cause du profit que j’en tirois (ce qui est une invention dont l’on se peut quelquefois servir sans devoir craindre un juste blâme), je ne traitois plus avec eux si familièrement, pour leur montrer qu’ils n’étoient rien au prix de moi, et qu’ils se rendoient désagréables par leurs imperfections. La bande des généreux se dissipa alors tout à fait, n’ayant plus personne qui eût assez d’esprit et assez de courage pour la maintenir en un état florissant. De petites coquettes, qui m’avoient autrefois méprisé, eussent bien voulu alors être en mes bonnes grâces ; mais je leur faisois la nique.

Mon coutumier exercice étoit de châtier les sottises, de rabaisser les vanités et de me moquer de l’ignorance des hommes. Les gens de justice, de finance et de trafic passoient journellement par mes mains, et vous ne vous sçauriez imaginer combien je prenais de plaisir à bailler des coups de bâton sur le satin noir. Ceux qui se disoient nobles, et qui ne l’étoient pas, ne se trouvoient pas non plus exempts de ressentir les justes effets de ma colère. Je leur apprenois que, d’être noble, ce n’est pas sçavoir bien piquer un cheval, ni manier une épée, ni se pannader[1] avec de riches accoutremens, et que c’est avoir une âme qui résiste à tous les assauts que lui peut livrer la fortune, et qui ne mêle rien de bas parmi ses actions. Il sembloit que, comme Hercule, je ne fusse né que pour chasser les monstres de la terre : toute-

  1. Synonyme de pavaner.