Page:Sorel - La Vraie histoire comique de Francion.djvu/243

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Il contemploit tantôt cette beauté, qui lui plaisoit infiniment, et tantôt son maître, qui la contemploit encore davantage : il voyoit que Clérante jetoit les yeux de travers sur le sein de Luce, afin de voir ses tetons entre la petite ouverture d’un mouchoir de col, qui lui causoit beaucoup d’ennui. Collinet, le reconnoissant, prend les ciseaux d’une fille de chambre, et, s’étant approché tout doucement de Luce, il lui coupe les cordons, dont le mouchoir étoit attaché, et le lui ôte après. Elle se retourne pour le blâmer de son impudence, et tout aussitôt il lui dit : Vous avez tort, mademoiselle, de cacher à monsieur ce qu’il a tant d’envie de voir ; laissez-le regarder tout son saoûl. Davantage, si vous me croyez, vous souffrirez qu’il y touche. Vous voyez, dit Clérante, je ne manque point d’avocat, car ma cause est si bonne, qu’il y a presse à la défendre ; néanmoins je ne suis pas assuré de la gagner, d’autant que vous êtes juge et partie. Si ferez-vous bien, repartit Luce, car votre avocat use de la rude violence de ses mains plutôt que de la douce persuasion de sa langue. Clérante, qui voyoit bien que Luce n’étoit pas contente de cette action, lui dit à l’oreille l’humeur du personnage, à qui les plus grands princes pardonnoient bien d’autres excès. En un moment elle fut rapaisée, et fut très-aise d’avoir l’entretien du bon Collinet, dont elle avoit déjà ouï parler à plusieurs personnes. Clérante, lui en voulant donner du plaisir, lui commanda de faire quelque discours pour entretenir la compagnie, qui avoit ouï estimer son bien dire. Ayant pris une chaire pour s’asseoir, il commença incontinent de cette sorte, avec des actions et des tournoiemens d’yeux admirables : Mademoiselle, votre mérite, qui reluit comme une lanterne d’oublieux[1], est tellement capable d’obscurcir l’éclipse de l’aurore qui commence à paroître sur l’hémisphère de la Lycantropie, qu’il n’y a pas un gentilhomme à la cour qui ne veuille être frisé à la Borelise pour vous plaire ; votre teint surpasse les oignons en rougeur ; vos cheveux sont jaunes comme la merde d’un petit enfant ; vos dents, qui ne sont point empruntées de la boutique de Carmeline[2], semblent pourtant avoir été faites avec la corne du chausse-pied de mon grand prince ; votre bouche, qui s’entrouvre quelquefois, ressemble au trou

  1. Marchand d’oublies.
  2. Dentiste qui opérait sur le pont Neuf, en face du cheval de bronze.