Page:Sorel - La Vraie histoire comique de Francion.djvu/329

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si grand’peur que je n’y sçaurois plus demeurer ; ce n’est point mon mari qui parle, c’est quelque malin esprit qui est entré dans son corps au lieu de son âme, qui en est sortie il y a plus de six heures. Ah ! dit le mari, vit-on jamais une plus grande méchanceté ? Elle veut faire accroire que je suis mort afin d’avoir mon bien et se donner du bon temps avec son ribaud. Alors il sortit d’une chambre voisine un jeune homme d’assez bonne façon et une femme déjà chenue, qui dirent tout résolûment que le tavernier étoit mort, et qu’il le falloit ensevelir. Comment ! ruffien, dit-il au jeune homme, es-tu bien si osé que de te montrer à moi ? Va, va, je vivrai encore assez longtemps pour te voir pendre quelque jour ; car tu seras puni, je te jure : tu as commis une plus grande faute que si tu avois voulu m’assassiner avec un couteau ; car tu as voulu m’ensevelir tout en vie : en outre tu es un adultère, qui as souillé mon lit avec cette louve. Cette dispute semblant fort grande à Francion, il en voulut sçavoir l’origine, et, ayant fait taire ceux qui crioient, il pria le tavernier qu’il lui contât son fait ; voici ce qu’il lui dit :

Monsieur, il y peut avoir trois ans que je me mariai à cette diablesse que vous voyez : il eût mieux valu pour moi que je me fusse précipité dans la rivière ; car, depuis que je suis avec elle, je n’ai pas eu un moment de repos : elle me fait ordinairement des querelles sur la pointe d’une aiguille, et crie si fort, qu’une fois, n’osant sortir à la rue à cause d’une grosse pluie qui tomboit, je fus contraint de boucher mes oreilles avec des bossettes, et je ne sçais quel bandage que je mis à l’entour de ma tête, afin qu’au moins je ne l’entendisse point, puisqu’il me falloit demeurer là. Aussitôt, elle reconnut ma finesse, et, voulant que j’ouïsse les injures qu’elle me disoit, elle se jeta dessus ma fripperie, et n’eut point de cesse qu’elle ne m’eût désembéguiné ; puis, approchant sa bouche de mes oreilles, elle cria dedans si fort, que huit jours après j’en demeurai tout hébété. Mais tout ceci n’est que jeu ; voyez comme elle est effrontée. Elle me vit une fois parler à une jeune fille de ce village ; aussitôt elle songe à la malice, et, prenant le soir un couteau en se couchant, elle dit que, par la merci Dieu, elle me vouloit châtrer, pour m’empêcher d’aller faire des enfans à d’autre qu’elle. À cette heure-là, j’étois en une humeur fort douce et fort patiente :