Page:Sorel - La Vraie histoire comique de Francion.djvu/350

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chevaux, tant pour tirer un petit chariot, que je ferai faire ici dès demain, que pour porter mon bagage, qui est trop lourd pour mon sommier[1], que pour monter mes laquais, qui ne sçauroient plus aller à pied. Vous me ferez aussi la faveur de me prêter treize ou quatorze cents livres, dont j’ai fort affaire ; car, en partant de chez moi, ne croyant pas devoir aller si loin, je n’ai pas pris assez d’argent.

Toutes ces paroles navroient autant le cœur du sieur du Buisson que si c’eussent été des coups de poignard. À toutes les fois que Francion lui proposoit quelque chose, il se tournoit vers le plus fidèle de ses valets, et lui disoit tout bas : Guérin, Guérin, que cet homme-ci est familier ! Le souper fini, il mena coucher Francion, et départit le logement à tous ses serviteurs ; puis il s’en alla voir sa femme, qu’il n’avoit pas fait voir à son hôte ; d’autant qu’il se figuroit qu’il y avoit longtemps que le sommeil l’avoit prise. La trouvant éveillée, il lui conta le nouveau parentage qu’il avoit trouvé, et combien cette rencontre lui étoit cher vendue. Ah ! m’amour, lui dit-il en poursuivant, je ne sçais quel diable de marquis c’est, mais c’est l’homme le plus effronté que je vis jamais. Comment, il est plus familier avec moi que s’il étoit mon frère, et s’il n’avoit fait autre chose toute sa vie que me fréquenter. Il dit ses appétits et veut que l’on les assouvisse. Il réforme céans ce qui n’est pas bien à son goût. Il me contraint de faire des dépenses superflues, et commande à mes valets comme si je lui avois donné l’autorité que j’ai sur eux. S’il demeure ici plus longtemps, j’ai peur qu’il n’y veuille être le maître tout à fait et qu’il ne nous en chasse à la parfin. Quel profit vous apporte une telle accointance, lui repartit sa femme ? pourquoi l’avez-vous laissé demeurer ici ? Je m’imagine, pour moi, que c’est quelque chercheur de chappe-cheute[2]. Il est venu sans doute ici pour nous voler. Si vous sçaviez la bonne mine qu’il a, reprit l’avare, vous n’auriez garde d’avoir cette opinion. Il a gentilhomme suivant et laquais bien vêtus à la mode de la cour. Son train n’est point fait à la hâte, comme celui des personnes qui tout d’un coup se

  1. Cheval de somme.
  2. Chercher une chappe-chute est synonyme de chercher une occasion.