Page:Sorel - La Vraie histoire comique de Francion.djvu/389

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tenir compagnie à sa mère, qui se promenoit toute seule. Elle fut bien étonnée d’avoir entendu si bien discourir un berger, et crut plusieurs fois que c’étoit un songe. Mais son admiration s’accrut bien davantage, lorsqu’elle l’entendit chanter et jouer du luth devant ses fenêtres, sur les dix heures du soir. Elle le reconnut par les paroles d’un air qu’il venoit de faire, où il la supplioit de ne point mépriser le berger à qui elle avoit parlé. Certes, c’étoit une chose qui lui sembloit bien miraculeuse qu’un homme de sa condition fît des vers si bons que ceux qu’elle entendoit, et chantât encore et jouât du luth aussi bien que les meilleurs maîtres. Les paysans grossiers, à qui ces perfections-là avoient été montrées, ne les admiroient pas tant qu’elle, dont le bel esprit se connoissoit à toutes choses. Ceci n’est rien toutefois au prix d’une lettre d’amour qu’elle reçoit le lendemain de sa part, où elle trouve les plus belles fleurs de l’éloquence. Il n’avoit point usé d’autre artifice, pour la lui faire tenir, que de la mettre dans un petit panier de jonc dont une jeune fille lui alloit faire présent.

Son esprit étoit en beaucoup d’inquiétudes touchant ce qu’elle devoit faire en la poursuite de son nouvel amant, dont la condition ne lui plaisoit pas. Si son mérite n’eût adouci sa fierté, elle n’eût pas trouvé à propos la hardiesse qu’il s’étoit donnée de lui envoyer un poulet. Elle brûloit d’envie de sçavoir où il avoit été nourri pour apprendre tant de gentillesses. Cela fut cause qu’étant sortie toute seule par la porte de derrière du clos elle souffrit qu’il l’abordât, la rencontrant en un lieu prochain, où il faisoit paître son troupeau. Après qu’il lui eut donné le bonjour et qu’il lui eut témoigné la joie qu’il recevoit de l’avoir si heureusement trouvée, elle lui dit : Gentil berger, je pense que vous me voulez donner, par plaisir, des preuves de ce que vous m’avez dit, que vous étiez un amant aussi parfait que pas un qui fût dans les villes. Ce n’est point pour passer le temps, comme vous vous figurez, repartit Francion, c’est parce que la nécessité m’y contraint. Je ne le crois pas, dit Joconde. Si est-ce qu’il n’est rien de si véritable que vos beautés ont un effort qui est bien capable de me porter à d’autres choses, repartit Francion ; je serois marri qu’un autre sujet que le plus beau du monde (qui est d’être vaincu par vos appas) m’eût fait prendre la licence de faire ce que j’ai fait. Je sçais