Page:Sorel - La Vraie histoire comique de Francion.djvu/404

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France. Je me dis plutôt médecin qu’opérateur ; et, selon les maux que je vois, j’ordonne les médicamens ou je les fais moi-même. Mais, outre cela, mes chers amis, je porte bien une autre marchandise en ma cervelle. J’y ai tant d’esprit, que j’en puis revendre à tous les autres. Je distribue de la prudence, de la finesse et de la sagesse. Regardez-moi bien, tel qui me voit ne me connoît pas : je suis d’une race où tous les mâles sont prophètes. Mon père et mon grand-père l’étoient ; mais ils n’y entendoient rien au prix de moi ; car j’ai ma science naturelle, et encore la leur qu’ils m’ont apprise. Si je voulois, je ne bougerois d’auprès des rois, mais liberté vaut mieux que richesse : et puis j’ai plus de mérite et sers mieux Dieu, en allant de bourgade en bourgade, pour assister charitablement toute sorte de personnes, que si je me tenois toujours en une même ville. Je ne me veux plus amuser à vous dire aucune histoire pour vous réjouir. Il ne seroit pas bien à un homme si docte que moi de faire tant le bouffon. Que ceux qui auront affaire de mon conseil en leurs affaires viennent seulement à moi. Je dirai aux amoureux si leurs maîtresses sont pucelles, et aux maris si leurs femmes les font cocus. Pour vos maladies, nous n’y songerons que demain, que je viendrai sur la place.

Pendant qu’il disoit ceci, les paysans s’étoient si bien pressés en l’entourant, qu’un lièvre n’eût pu passer entre leurs jambes. Ils écarquilloient les yeux et faisoient des gestes d’admiration, écoutant ce qu’il disoit ; mais, bien qu’ils y ajoutassent foi, ils n’osoient s’aller enquérir d’aucune chose de lui ; chacun s’imaginoit que, s’il faisoit paroître devant les autres qu’il doutoit que sa femme le fit cocu, l’on croiroit indubitablement qu’il le fût, et l’on se moqueroit de lui. Ceux qui avoient désir de sçavoir cela se proposèrent de le demander une autre fois en cachette ; et les amoureux en firent de même touchant la chasteté de leurs maîtresses. Pour éprouver la science du charlatan en d’autres matières, l’on se mit à lui faire plusieurs questions. Monsieur, lui dit un charretier, apprenez-moi une invention pour n’être jamais pauvre. Travaille incessam-

    vince. Il avait beaucoup d’entrain, et, à la faveur de ses coq-à-l’âne, faisait faire à son maître un grand débit de drogues. C’était d’ordinaire sur la place Dauphine qu’il se tenait.