Page:Sorel - La Vraie histoire comique de Francion.djvu/418

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vers françois la quatrième éclogue de Virgile ; mais, parce qu’il n’entendoit guère bien le latin et qu’il n’avoit fait son ouvrage que par la conférence de certaines traductions anciennes, il se délibéra de le communiquer à quelque homme docte. Un imprimeur de ses amis lui enseigna Hortensius, et lui dit qu’outre qu’il étoit fort sçavant en grec et en latin il écrivoit bien souvent en françois et faisoit beaucoup de traductions, et qu’il composoit même en vers. Saluste le voulut voir, encore qu’il ne le connût pas autrement, et dit à l’Écluse avec quelles paroles il désiroit l’aborder. L’Écluse estimoit tant tout ce que faisoit celui-ci, qu’il retenoit des copies de toutes ses œœuvres ; il avoit déjà écrit l’éclogue, mais il vint à moi et me la fit encore écrire, m’assurant que cela nous serviroit à une gaillarde invention. Il m’apprit que Saluste avoit résolu d’aller communiquer cette pièce à Hortensius, et qu’il nous y falloit aller tous deux, l’un après l’autre, au lieu de lui, et dire que nous nous appelions Saluste[1]. Or il étoit assez aisé de contrefaire son personnage ; car, comme la nature ne fait guère d’hommes parfaits et donne quelque imperfection au corps à ceux qui ont l’âme belle, elle l’avoit fait bègue, si bien qu’il écrivoit de beaucoup mieux qu’il ne parloit. Ainsi Homère étoit aveugle et Ronsard étoit sourd, et les défauts de ces grands personnages étoient réparés par l’excellence de leurs esprits. L’Écluse, ayant sçu le jour que Saluste devoit aller voir Hortensius, s’y en alla de meilleure heure qu’il n’y devoit aller ; et, ayant trouvé ce sçavant homme dedans sa chambre, lui fit une révérence fort humble. Monsieur, lui dit-il, je suis venu ici pour avoir le bonheur de vous offrir mon service ; je ne veux plus demeurer privé de la conversation d’un si rare esprit, avec qui je puis profiter ; et, ayant fait des vers depuis peu, je serai fort aise d’en avoir votre jugement ; je m’appelle Saluste, pour vous servir ; je ne sçais si vous avez ouï parler de moi. Hortensius, qui

  1. L’aventure des trois Racan a été racontée par Tallemant des Réaux (édition Paulin-Paris, t. II, p. 359), et par Ménage (Ménagiana, édition de 1762, t. II, p. 52). —— Ce dernier dit en terminant : « L’original, dès l’an 1624, s’en trouve, sous d’autres noms, dans le Francion de Sorel. » Bois-Robert a fait une comédie de cette même aventure, sous le titre les Trois Orontes.