Page:Sorel - La Vraie histoire comique de Francion.djvu/428

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soldats par courtoisie, les pauvres pour l’honneur de Dieu, et les riches marchands pour de l’argent. Voyez que c’est d’avoir une dent gâtée, viciée et corrompue, et à quoi cela nuit : vous irez recommander un procès chez un sénateur ; penserez-vous parler à lui, il se détournera et dira : Ah ! la putréfaction ! tirez-vous de là, mon ami ; que vous sentez mauvais ! Ainsi, il ne vous entendra point, et voilà votre cause perdue. Mais vous me direz : N’as-tu point quelque autre remède ? Oui-da ! j’ai d’une pommade pour blanchir le teint ; elle est blanche comme neige, odoriférante comme baume et comme musc ; voilà les boîtes : la grande vaut huit sols, la petite cinq avec l’écrit. J’ai encore d’un onguent excellent pour les plaies ; si quelqu’un est blessé, je le guérirai. Je ne suis ni médecin, ni docteur, ni philosophe ; mais mon onguent fait autant que les philosophes, les docteurs et les médecins. L’expérience vaut mieux que la science, et la pratique vaut mieux que la théorie.

Tandis que le charlatan discouroit ainsi, enfin il s’y amusa beaucoup d’honnêtes gens, et entre autres Hortensius, que je remarquai bien, m’imaginant une bonne invention pour en prendre mon plaisir. Je ne fus plus là guère longtemps, car l’arracheur de dents fut contraint de se retirer. Il y en vint un autre, aussi à cheval, qui se moqua de lui et lui donna des coups de plat d’épée. Puisqu’ils étoient si subtils et si prompts à arracher les dents, je ne sçais qu’ils ne se les arrachoient l’un à l’autre par vengeance. Je l’espérois ainsi ; mais notre Italien s’enfuit et ne vint plus guère depuis sur la place, voulant céder à l’autre. Je l’allai voir un matin avec l’Écluse, et lui dis : Monsieur, il y a un de nos parens qui a des dents qui lui font tant de mal que nous sommes d’avis qu’il les fasse arracher ; toutefois il ne s’y peut résoudre, tant il est craintif : il dit que vous lui ferez mal, encore que dernièrement il vous en ait vu tirer beaucoup fort facilement dessus le pont. Hélas ! monsieur, dit le charlatan, je ne lui ferai aucune douleur ; si vous voulez tout à cette heure que je vous en arrache une, vous verrez combien ma main est subtile. Non, ce dis-je, je le crois sans l’éprouver. Mais il y a davantage, c’est que notre bon parent a peur qu’étant édenté il ne puisse plus mâcher ni avoir le ton de voix si agréable ; or vous pourvoirez à cela par les dents artificielles, et vous lui