Page:Sorel - La Vraie histoire comique de Francion.djvu/476

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sance de cela. Il dit qu’il étoit fâché de ce que ses affaires l’avoient empêché d’avoir l’honneur de se réjouir avec eux ; et Francion lui répliqua que désormais il falloit donc réparer le temps qu’ils avoient été sans le voir et reprendre son agréable humeur ; et il ne disoit point cela sans sujet, car en effet il ne se pouvoit pas encore trouver dans l’Italie un plus plaisant homme que Bergamin, et qui fût plus propre à tous les divertissemens que l’on voudroit inventer. Il avoit été comédien en sa jeunesse, et étoit estimé le premier de sa profession. L’ayant alors quittée, parce qu’il ne se pouvoit asservir à rien, c’étoit tout son déduit que de hanter les courtisans, et visiter tantôt l’un et tantôt l’autre, pour faire devant eux mille bouffonneries et se donner du plaisir tandis qu’il en donnoit aux autres. L’on disoit aussi qu’il n’étoit pas nécessaire qu’il fût plus longtemps avec une bande de comédiens, puisqu’il étoit capable de jouer une bonne comédie lui seul. Et pour dire la vérité, l’on ne se trompoit point en cela, encore que l’on ne le dît pas à bon escient ; car il y avoit de certaines pièces qu’il avoit faites exprès, lesquelles il jouoit quelquefois sans avoir besoin de compagnon, et ayant fait tendre un rideau au coin d’une salle, il sortoit de là derrière plusieurs fois, changeant d’habits selon les personnages qu’il vouloit représenter, et il déguisoit tellement sa voix et son action qu’il n’étoit pas reconnoissable, et l’on pensoit qu’il eût avec lui quantité d’autres acteurs. Or cela étoit bon pour des scènes où il n’y devoit avoir qu’un homme qui parlât ; mais pour celles où il y en avoit deux il falloit user de quelque artifice, ce qui ne lui manquoit point ; comme par exemple il faisoit quelquefois le personnage d’un amant qui parloit à sa maîtresse, laquelle il feignoit d’être enfermée par son père ou son mari dans une prison, et il se tournoit vers la muraille pour l’entretenir ; et puis quand elle devoit parler, il parloit pour elle, avec un ton de voix si féminin et si différent du premier, qu’il sembloit véritablement qu’il y eût quelque femme cachée derrière la toile ; car il tournoit le dos tout exprès, afin que l’on ne lui vît point ouvrir la bouche. D’autres fois il faisoit une momerie bien plaisante, et montroit agréablement son artifice, représentant trois ou quatre personnages qui se parloient l’un à l’autre sur un théâtre : il avoit là des robes, des manteaux et des bonnets dont il