Page:Sorel - La Vraie histoire comique de Francion.djvu/487

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rois voir aussi la belle Émilie, bien qu’en tout cela il ne fût dit aucune chose d’elle. Bergamin nous quitta volontairement, sçachant bien que sa présence n’étoit pas nécessaire à ceci, et je m’en allai, sous la conduite de Salviati, jusqu’en la maison de Lucinde, que Dergamin m’avoit déjà montrée : elle étoit petite, mais pourtant assez commode pour une femme veuve, qui la tenoit elle seule. Salviati y entroit aussi librement, comme s’il eût été domestique ; de sorte que nous surprîmes Lucinde dans sa salle, où Emilie étoit avec elle. Or il faut que je vous proteste encore maintenant que je n’ai jamais guère vu de plus belle fille. Je ne regardois rien qu’elle ; mais, sitôt qu’elle nous eut aperçus, elle passa dans une chambre prochaine. Salviati dit à Lucinde que j’étois celui dont il lui avoit déjà parlé au matin, et que j’espérois de l’assister fort utilement. Elle me reçut alors avec beaucoup de complimens fort honnêtes : car elle étoit femme d’esprit, et même elle avoit encore quelque chose d’agréable au visage, et n’étoit pas si vieille, comme sa taille courbée la faisoit paroître à ceux qui ne la voyoient qu’avec un voile. M’ayant conté de longues procédures que son mari avoit faites contre un nommé Tostat, qui lui détenoit la plupart de son bien, elle me raconta aussi comme il avoit été tué, en allant de Venise à Padoue, par des gens qui avoient été pris et avoient accusé Tostat auparavant que d’être menés au supplice ; si bien qu’elle étoit venue à Rome pour le poursuivre, et qu’elle espéroit de le faire condamner à la mort et d’avoir satisfaction de grands dommages et intérêts, outre ce qui lui étoit dû, pourvu qu’elle eût quelque peu de faveur pour opposer à celle de sa partie. Je lui réitérai alors les promesses que j’avois faites à son solliciteur ; mais je vous jure qu’à peine avois-je compris tout ce qu’elle m’avoit dit, tant j’avois l’esprit diverti, ne songeant qu’aux beautés d’Émilie et maudissant les coutumes italiennes, qui ne permettent point que l’on voie les honnêtes filles. Enfin, pour mon bonheur, Lucinde vint à parler d’elle : au moins ce m’étoit une consolation. Elle dit qu’elle ne se soucioit point de faire de grandes avances dans son procès, pourvu qu’elle témoignât sa générosité, et que, quand même elle eût perdu sa cause, elle avoit assez de bien pour le reste de sa vie, puisque même elle n’avoit qu’une fille, qui s’alloit bientôt rendre religieuse, et n’avoit