Page:Sorel - La Vraie histoire comique de Francion.djvu/58

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sortir d’ici à cause de la pluie, il nous faut quelque entretien.

Comme elle disoit cela, le gentilhomme s’approcha d’elle, et témoigna qu’il seroit fort joyeux d’entendre les contes qu’elle feroit, lesquels ne pouvoient être autres qu’agréables. Après donc s’être un peu arrêtée et avoir dit qu’elle vouloit conter ses actions aussi bien que celles de Laurette, elle commença ainsi :

Je ne feindrai point, mes braves, de vous dire mes jeunes amourettes, d’autant que je connois que vous n’avez pas des esprits de cruche, comme beaucoup d’autres, et que ce m’est une gloire d’avoir suivi la bonne nature. Je vous dis donc que mon père, ne me pouvant toujours nourrir à cause de sa pauvreté, me mit, à l’âge de quinze ans, à servir une bourgeoise de Paris dont le mari étoit de robe longue. Et, ma foi, c’étoit la plus mauvaise femme que je vis jamais. Bon Dieu ! comment le croiriez-vous bien ? Il eût mieux valu que celui qui l’avoit épousée eût épousé un gibet ou qu’il eût été attaché à une chaîne de galère que d’être lié à elle par mariage, car il n’eût pas eu tant à souffrir. Dès le matin elle se mettoit à jouer et à faire gogaille[1] avec ses voisines. Monsieur étoit-il revenu du Châtelet fort tard, il avoit beau dire que la faim le pressoit, elle ne se mettoit aucunement en devoir de lui faire apprêter à dîner, parce que, pour elle, elle étoit, saoûle, et lui sembloit que les autres l’étoient de même. Qui plus est, s’il pensoit ouvrir la bouche pour crier, il étoit forcé de la clore aussitôt, de peur de l’irriter davantage ; car elle l’étourdissoit de tant d’injures, qu’il falloit qu’il fut armé de la patience de Job pour les souffrir. Encore que ce fussent ses affaires qui l’avoient empêché de revenir de bonne heure, elle lui disoit que c’étoit son ivrognerie et qu’il venoit de trinquer quelque part. Quand il voyoit cela, il prenoit son manteau et s’en alloit prendre son repas ailleurs ; mais il rendoit sa cause pire, car elle faisoit en sorte que quelqu’une de ses voisines sçavoit le lieu où il alloit, et puis elle lui disoit : Vous voyez, notre maison lui pue, il n’y vient point, ni pour la table ni pour le lit ; puis elle se plaignoit tant, que quelqu’un de ses parens lui en faisoit des réprimandes. Je vous laisse à penser si elle n’exerçoit pas

  1. Grande chère avec bruit et réjouissance. (Dict. de Trévoux.)