Page:Sorel - La Vraie histoire comique de Francion.djvu/90

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roit bien plutôt celui qui l’a chantée ; car, quant à vous, quelle merveille avez-vous faite qu’un autre ne puisse faire ? Le plus grand sot du monde peut faire venir chanter ici le plus excellent musicien que l’on puisse trouver. Ce n’est pas avec la voix que je désire acquérir la bonne grâce de madame, dit Valderan, c’est avec l’affection extrême qu’il me suffit d’avoir fait déclarer par le chant d’un autre. Voilà qui est bien, ma foi, répondit la servante ; un homme insensible à l’amour peut faire dire qu’il est passionné aussi bien que vous.

Valderan, voyant qu’il n’y avoit rien à gagner que de la honte avec cette moqueuse, qui disoit la plupart de ses traits piquans selon que je la venois d’enseigner, s’en retourna sans faire continuer la musique, et je m’en allai voir ma nièce, qui étoit entre les bras de Chastel, avec qui elle avoit pris son plaisir au son du luth. Je ne dis pas devant lui qui c’étoit qui avoit fait donner la sérénade, craignant de lui causer de la jalousie ; mais le lendemain j’en parlai à Laurette, et, considérant la misère où l’on est quelquefois, en exerçant le métier que je lui faisois prendre, je m’avisai qu’il seroit bon de la marier, et que nous ferions bien, si nous pouvions prendre au trébuchet le passionné Valderan ; car je m’imaginois qu’il étoit infiniment riche, et que je passerois en repos le reste de mes jours en sa maison, hors du péril des naufrages que je redoutois. Dès que Laurette le put voir en secret, elle lui assura qu’elle étoit ardemment éprise de ses perfections ; mais pourtant qu’il se trompoit, s’il pensoit devoir obtenir quelque faveur sans la prendre pour femme. La passion, dominant alors dessus lui plus que jamais, il prit du papier, et lui écrivit une promesse de mariage, pensant qu’il jouiroit d’elle après ; mais, quand il fut sorti et qu’elle me l’eut montrée, je ne me contentai pas de cela : je dis qu’il falloit tout résolument qu’il l’épousât en public, ou qu’il donnât bien du fonds pour jouir d’elle en secret. Comme nous étions sur le point de le faire résoudre à l’un ou à l’autre, nous le vîmes un jour traîner honteusement au Fort-l’Évêque[1], où je pense qu’il est encore détenu prisonnier,

  1. La prison du For-l’Évêque, située rue Saint-Germain-l’Auxerrois, était, dans le principe, le siège de la juridiction temporelle de l’évêque de Paris. Elle fut réunie au Châtelet en 1674.