Page:Sorel - La Vraie histoire comique de Francion.djvu/91

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pour avoir affronté plusieurs marchands et autres personnes. Quand nous sçûmes que toute la piaffe n’étoit venue que d’emprunts, nous ne fîmes non plus d’état de lui que de la fange, et sa promesse fut jetée dans le feu comme inutile. En ce temps-là, l’amour du financier se refroidit par la jouissance, et, comme il ne venoit plus voir ma nièce si souvent que par le passé, il ne nous faisoit plus aussi des dons si fréquens. Cela me contraignit de donner entrée chez moi à plusieurs autres braves hommes, à qui j’avois l’artifice de faire entendre nos nécessités. Les uns nous assistoient un peu, et les autres point du tout. Mais aussi étoient-ils traités d’une étrange façon de Laurette, qui leur témoignoit tantôt un dédain, et leur donnoit tantôt un trait de gausserie qui les piquoit vivement Le plus souvent, en jouant aux cartes avec eux, elle prenoit bien la hardiesse de serrer en bouffonnant tout leur argent à jamais rendre, et elle faisoit cela de si bonne grâce et si à propos, qu’ils eussent eu de la honte à s’en offenser. Il y avoit quelquefois des niais qui vouloient toucher son sein, autant pour lui montrer une belle bague qu’ils avoient au doigt, et lui en éblouir les yeux, que pour autre chose. Elle leur prenoit aussitôt la main, et leur disoit : Qu’elle est effrontée, cette main-ci ! qu’elle est téméraire ! Elle court en tous les endroits où ses désirs la portent, et encore en temps de guerre elle va sur le pays de son ennemi : certes, je la tiens bien la traîtresse ; je ne la laisserai pas aller qu’elle n’ait payé sa rançon. Puis, en ôtant la bague, elle continuoit : Ah ! voici qui aidera a nous satisfaire.

Quelquefois le jocrisse la lui redemandoit en s’en allant ; mais elle lui répondoit toujours avec des risées qu’elle lui demeureroit pour la rançon de sa main. M’avez-vous pas appelée tantôt votre plus cruelle ennemie, en me contant vos tourmens ? lui disoit-elle : vous deviez songer que depuis nous n’avions point fait de paix ni de trêve. Si, à quelques jours de là, il l’importunoit encore de rendre ce qu’elle avoit pris, et que ce fût une pièce de trop grande valeur pour la dérober de cette sorte, elle la lui bailloit, à condition de lui faire un autre présent à sa discrétion même. Mais quelquefois aussi, voyant qu’elle n’étoit pas de grand prix, elle la retenoit fort bien, ou bien elle disoit qu’elle