Page:Sorel - Réflexions sur la violence.djvu/264

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que sans interruption, les économistes ont été partisans de pouvoirs forts et assez peu soucieux des libertés politiques. Condorcet adresse ce reproche aux élèves de Quesnay, et Napoléon III n’eut peut-être pas de plus grand admirateur que Michel Chevalier[1].

On peut se demander s’il n’y a pas quelque peu de niaiserie dans l’admiration que nos contemporains ont pour la douceur ; je vois, en effet, que quelques auteurs, remarquables par leur perspicacité et leurs hautes préoccupations morales, ne semblent pas autant redouter la violence que nos professeurs officiels.

P. Bureau a été extrêmement frappé de rencontrer en Norvège une population rurale qui est demeurée très profondément chrétienne : les paysans n’en portent pas moins un poignard à la ceinture ; quand une querelle se termine à coups de couteau, l’enquête de la police n’aboutit pas, en général, faute de témoins disposés à déposer. — L’auteur conclut ainsi : « le caractère amolli et efféminé des hommes est plus redoutable que leur sentiment, même exagéré et brutal, de l’indépendance, et un coup de couteau donné par un homme honnête en ses mœurs, mais violent, est un mal social moins grave et plus facilement guérissable que les débordements de la luxure de jeunes gens réputés plus civilisés[2]. »

  1. Un jour Michel Chevalier entra rayonnant dans la salle de rédaction du Journal des Débats : « Ses premiers mots furent : J’ai conquis la liberté ! On était plein d’attente, on demanda des explications. Il s’agissait de la liberté de la boucherie. » (Renan, Feuillea détachées, p. 149.)
  2. P. Bureau. Le paysan des fjords de Norvège, pp. 114 et 115.