Page:Sorel - Réflexions sur la violence.djvu/85

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duction, tandis que le premier est fondé sur des sentiments de résignation, de bonté, de sacrifice : et qui jugera si celui qui se soumet au devoir a été assez résigné, assez bon, assez sacrifié ? Le chrétien est persuadé que jamais il ne peut parvenir à faire tout ce que lui commande l’évangile ; quand il est affranchi de tout lien économique (dans le couvent), il invente toutes sortes d’obligations pieuses, de manière à rapprocher sa vie de celle du Christ, qui aima les hommes au point d’avoir accepté, pour les racheter, un sort ignominieux.

Dans le monde économique, chacun limite son devoir d’après la répugnance qu’il éprouve à abandonner certains profits ; si le patron estime toujours qu’il a fait tout son devoir, le travailleur sera d’un avis opposé, et aucune raison ne pourra les départager : le premier pourra croire qu’il a été héroïque, et le second pourra traiter ce prétendu héroïsme d’exploitation honteuse.

Pour nos grands pontifes du devoir, le contrat de travail n’est pas une vente ; rien n’est simple comme la vente : personne ne se mêle de savoir qui a raison de l’épicier ou du client quand ils ne sont pas d’accord sur le prix du fromage ; le client va où il trouve à acheter à meilleur compte et l’épicier est obligé de changer ses prix quand sa clientèle l’abandonne. Mais lorsqu’il se produit une grève, c’est bien autre chose : les bonnes âmes du pays, les gens de progrès et les amis de la république se mettent à discuter la question de savoir qui des deux parties a raison : avoir raison, c’est avoir accompli tout son devoir social. Le Play a donné beaucoup de conseils sur la manière d’organiser le travail en vue de bien remplir le devoir ; mais il ne pouvait fixer l’étendue des