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fait des frais extraordinaires pour célébrer l’anniversaire de la naissance de sa fille. Les convives hommes étaient au nombre de douze : c’était l’élite des habitués de la maison. Ce fut un beau souper, de dignes libertins. On y raconta les aventures, fausses ou vraies, des femmes les plus éminentes de la cour et de la finance, et on immola aux pieds d’une jeune fille de quinze ans, destinée à être courtisane, les plus hautes réputations et les noms les plus vénérés ; on lui apprit comment on trompait un mari, et, ce qui est bien plus amusant, comment on aimait deux amants. On lui donna enfin un assez grand mépris de ce qu’on appelait les honnêtes gens pour qu’il y eût presque bénéfice moral à ne pas être de la compagnie. Puis, quand on eut vidé jusqu’à l’ivresse le fond des bouteilles et le fond des cœurs, le marquis de Billanville, mestre de camp du roi, qu’il avait servi avec distinction dans plusieurs ambassades, fit signe à la Béru de faire retirer sa fille. La Béru emmena Olivia, malgré les instances et les protestations des autres convives, et un moment après elle reparut seule. À ce moment le marquis se leva, se posa en orateur qui va haranguer l’assemblée, et prononça le petit discours suivant :

« — Messieurs, je viens vous proposer un traité. Si vous êtes raisonnables, vous l’accepterez…

« — Voyons… voyons ! répondit-on de tous côtés.

« — Vous venez tous d’admirer la fille de madame Béru, de l’excellente madame Béru, que je prie de m’écouter avec attention ; car c’est surtout à sa tendresse maternelle que je m’adresse en cette circonstance, pour m’aider à vous faire goûter mon projet. Olivia a quinze ans : bel âge, Messieurs, celui où les femmes se doivent à l’amour ! Et cependant, si vous m’en croyez, nous ne lui ferons pas encore payer cette dette ; nous lui donnerons un délai d’un an…

« — Qu’est-ce que cela veut dire ? s’écria-t-on de tous côtés.

« — Cela veut dire que, plus la fleur sera épanouie, plus elle sera belle à cueillir. »

— Mais c’est abominable, dit Luizzi, c’est le vice sans masque !

— Voilà tout son vice, repartit le Diable. Je le disais bien, que l’hypocrisie est le grand lien social.

— C’est bon, fit Luizzi en haussant les épaules, tu me fais l’effet d’une outre bien remplie. Lorsqu’on y ouvre le moindre passage, l’eau s’en échappe avec fureur. Je ne te croyais pas si plein de pédanterie, tu pars à la moindre interruption. C’est pour toi que La Fontaine a fait sa fable du Pédant et de l’Écolier.