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comprend dans un regard si vous êtes muet, qui sait ce que vous pensez mieux que vous-même, dont le bonheur vous est plus cher que votre vie, qui tient enfin votre cœur dans cette perpétuelle émotion de joie et de désir qui élargit l’existence, et lui donne une étendue immense pour être heureux ou pour souffrir ! oh ! vous me trompez, Madame, ou vous ne rejetez pas de pareils souvenirs ou vous n’avez jamais aimé ! »

À ces mots, Olivia porta la main sur son cœur ; quelque chose de douloureux et d’inconnu semblait y avoir retenti. Elle regarda M. de Mère dans une muette contemplation, comme si ses yeux étaient illuminés d’un nouveau jour à travers lequel elle ne voyait pas encore distinctement, et elle finit par lui dire d’une voix lente et basse :

« — Et vous avez aimé ainsi, vous !

« — Et vous avez dû être aimée ainsi, repartit le général, ou du moins vous avez dû éprouver pour quelqu’un un sentiment pareil à celui que je viens de vous dire ? »

Olivia baissa les yeux et rougit. En ce moment elle fut honteuse d’elle-même, elle éprouva le regret de sa vie perdue dans les plaisirs. Pour échapper à cette pensée, elle reprit la conversation presque interrompue par son silence et dit à M. de Mère :

« — Et vous en êtes aux souvenirs, vous, si jeune encore ! et vous croyez que cette passion que vous connaissez si bien ne vous maîtrisera plus !

« — J’espère que non, dit le général en souriant, et cependant je ne voudrais pas m’y fier. Il ne faudrait pas qu’une femme comme vous se donnât la peine de me rendre amoureux.

« — Oh ! s’écria Olivia avec une vraie joie d’enfant, que je voudrais que vous fussiez amoureux de moi !

« — Est-ce que cela vous amuserait beaucoup ?

« — Oh ! ne dites pas cela, reprit Olivia avec prière, je vous jure que je serais fort maladroite à jouer avec de pareils sentiments. J’ai été bien folle, bien rieuse ; mais j’avoue que je n’aurais jamais voulu blesser une passion aussi sincère.

« — Alors, vous devez avoir eu bien des pitiés, dit le général, si vous n’avez jamais rendu malheureux ceux à qui vous l’avez inspirée ?

« — Si je l’ai inspirée, reprit Olivia, je ne l’ai jamais comprise.

« — En ce cas vous ne l’avez donc jamais partagée ?

« — Jamais ! » répondit Olivia.

L’accent ingénu avec lequel cette femme de trente-deux ans prononça ce mot, étonna à son tour M. de Mère. Il la re-