Page:Soulié - Les Mémoires du Diable, 1858, tome I.djvu/335

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malheur suprême de n’avoir plus d’illusion sur le passé, à ce malheur horrible de savoir, autant que le cœur humain peut le savoir, que toute faute est irréparable. Et encore cette terrible science resta-t-elle pour elle dans le doute, tandis que, moi, je la possède dans toute sa foudroyante étendue. Ne comprends-tu pas, pauvre, sec et froid misérable, ce que c’est que d’avoir pu habiter les cieux, et que de se voir condamné à la fange des enfers ? Et, pour ne parler que d’Olivia, comprends-tu ce désespoir qui la saisit, lorsqu’elle découvrit qu’elle avait pu aimer et être aimée, ce qui est votre ciel, et qu’elle n’avait jamais été qu’une marchandise d’amour, ce qui est votre dernier avilissement ?

— Je comprends un peu ta prédilection pour cette femme, dit Luizzi avec dédain, elle est un écho lointain des regrets qui te dévorent.

— Avec cette différence, reprit Satan, que j’ai fait ma destinée et qu’on lui a fait la sienne.

— Et ce fut là sans doute, reprit Luizzi, l’objet des pensées d’Olivia ?

— Et peut-être un jour ce sera l’objet des tiennes.

— Dis-moi celles de ta protégée, cela m’épargnera peut-être les mêmes regrets.

— Écoute donc, reprit Satan, et tâche de me comprendre si tu peux :

Olivia était donc restée seule, étonnée d’un trouble qu’elle n’avait jamais ressenti, la main posée sur son cœur qui se serrait dans sa poitrine ou se dilatait avec violence, éprouvant à la fois quelque chose d’heureux et d’inquiet, ayant peur de son émotion et s’y abandonnant avec joie, livrée enfin à ce combat instinctif du cœur pris d’un premier amour, et qui se défend avec effroi, comprenant qu’il va devenir l’esclave d’une passion plus violente que sa volonté. Cette agitation, qui dure si longtemps dans l’âme d’une jeune fille, dut bientôt faire place à d’autres sentiments chez une femme comme Olivia. Chez la vierge, en qui l’amour a soufflé ce premier désir dont le feu fait bouillonner tout son être, il n’y a pas plus d’étonnement que dans Olivia ; mais il y a une ignorance de l’avenir de cette grande passion, qui la lui rend moins suspecte. Aimer est pour la jeune fille une ivresse dont elle ne comprend pas le réveil ; pour Olivia, au contraire, cette ivresse lui semblait devoir arriver, comme les autres, au dégoût. Malheur aux lèvres d’un homme qui touchent une coupe avec la certitude qu’une fois le vin épuisé il ne restera plus dans sa bouche qu’une saveur fétide et nauséabonde ! malheur à la femme dont les lèvres ne peuvent toucher à un baiser sans être sûre qu’il lui répugnera