Page:Soulié - Les Mémoires du Diable, 1858, tome I.djvu/338

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pris, sous la nonchalante raillerie de madame de Cauny, tout ce qu’il y avait de fureur rugissante en elle ; mais peu soucieuse de la modérer, pourvu qu’elle apprît jusqu’à quel point allait cette fureur, elle lui dit :

« — Et quelle est donc cette lâcheté plus grande encore que toutes celles dont vous venez de faire le tableau ?

« — Cette lâcheté, la voici, répondit madame de Cauny en s’accoudant sur les bras de son fauteuil pour regarder de bas en haut le général qui était debout appuyé à la cheminée ; cette lâcheté, c’est de profiter d’un beau nom, de quelques avantages personnels, d’un esprit qui a le don de parler le langage du cœur, et de s’approcher d’une femme, d’une femme, entendez-moi bien, qu’on ne connaît pas, qu’on n’a jamais rencontrée, qui, par conséquent, ne vous a jamais blessé dans vos intérêts, dans votre vanité, dans vos affections, d’une femme à côté de qui l’on pouvait passer sans la regarder, mais qu’on désigne du doigt, en se disant : « Je ferai du mal à cette femme. » Comme je vous le disais tout à l’heure, on s’approche d’elle ; on la flatte d’abord en la rendant fière des soins d’un homme distingué ; on la prend dans son repos pour l’occuper d’un amour qu’elle ne cherchait pas ; on l’arrache à sa vie paisible pour lui donner les inquiétudes d’une passion qu’elle avait résolu de fuir ; on lui offre un dévouement sans bornes, on la persuade de la sincérité de ce dévouement ; on lui donne la joie d’être aimée, et on lui demande après de se laisser aller aussi à la joie d’aimer ; on l’émeut, on l’enivre, on l’égare, on obtient tout de cette femme ; et, le lendemain, on ne la revoit plus, sans prétexte, sans querelle, sans reproche, sans raison, sans nécessité ; on la laisse d’abord avec l’amour qu’elle a, puis avec la honte qui lui vient, avec une attente horrible et une perplexité que rien ne peut éclairer, car elle ignore ses torts, et enfin avec une certitude d’abandon ignoble qu’on ne se donne pas même la peine de rendre complète. Puis l’on court à une autre femme pour recommencer la même lâcheté ; car, voilà ce que j’appelle une lâcheté, une basse et lâche lâcheté, et je suis sûre, général, que vous êtes de mon avis. »

C’était pour la première fois peut-être que les suites d’une aventure galante avaient été traitées dans ce monde sur un ton aussi sérieux. En toute autre circonstance, des quolibets et des plaisanteries auraient pu répondre à la cruelle plainte de madame de Cauny ; Olivia peut-être en eût donné l’exemple ;