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plus qu’à atteler, repartit le postillon. Je leur ai donné triple ration d’avoine.

— Triple ration fait marcher bêtes et gens en Normandie, dit Luizzi.

— En Normandie comme partout.

— Oui, mais pour cela il ne faut pas s’y prendre trop tard.

— Bon, dit le postillon, je sais un chemin qui nous raccourcira de moitié ; vous arriverez avant eux, je vous en donne ma parole d’honneur !

Luizzi réfléchit quelque temps, assez peu empressé de faire partie de cette course à la dot. Mais l’idée d’assister à l’entrée successive des concurrents l’emporta, et il répondit au postillon :

— Écoute, deux louis pour toi si j’arrive le premier au Taillis ; quinze sous de guide si je n’arrive que le second.

— En ce cas, dit celui-ci, rien de fait. Cet avoué est un finot, et il a pris la petite traverse : il sera au château avant nous.

— Trois louis si nous arrivons, dit Luizzi.

— Il n’y a pas moyen, dit le postillon en secouant la tête ; il est trop tard, comme vous le disiez tout à l’heure. Et c’est pour une méchante pièce de six livres que ce méchant procureur m’a donnée tout à l’heure que je perds ce pourboire-là ! Il me le payera.

— Quoi ! dit Luizzi, la pièce de six livres qu’il t’a donnée pour m’empêcher de partir ?

— Et aussi vous êtes bête ! vous ne dites rien, dit le postillon en s’en allant.

— Un moment, drôle, dit Luizzi ; n’oublie pas que je veux être au Taillis demain au matin avant que personne ne soit levé.

— C’est bon, dit le postillon, on sera prêt.

En effet, le jour ne commençait pas encore à poindre, que le baron, qui s’était jeté tout habillé sur son lit, entendit qu’on attelait les chevaux à sa voiture ; il se leva, paya la dépense et partit immédiatement.

La rencontre des trois individus qui avaient soupé avec lui rappela à Luizzi une certaine phrase du Diable : « Tu as vu la cupidité dans sa plus basse expression, veux-tu la voir dans le monde ? » Il réfléchit que le hasard qui le mettait en présence de ces trois coureurs de femmes n’était peut-être que l’accomplissement de la proposition de Satan, et il résolut de bien profiter de la leçon sans être obligé d’en appeler aux confidences du Diable. Ce fut en faisant ces beaux projets qu’il arriva à la grille du parc du Taillis, qui était fermée et derrière laquelle il entendait gronder depuis très-longtemps les voix formidables de deux ou trois chiens. Il pensait que son arrivée avait éveillé l’attention de ces animaux,