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Le mariage de Pâquerette

De l’avis unanime, R… est un charmant garçon. On l’aime pour sa nature affectueuse, sa mansuétude, sa crainte de peiner qui que ce soit. Aussi ne lui tient-on pas rigueur de sa tendance à ne pas toujours obéir aux exigences de l’heure qui s’obstine à nous mesurer les instants. Sa fidélité aux bonnes traditions est notoire. Et qui songerait à lui reprocher son attachement aux chères habitudes familiales faites pour arrêter dans la durée des choses la marche inexorable du temps. Aussi a-t-il quelque peine à admettre qu’il faille tous les jours se courber sous de nouveaux arrêts du Destin. Alors il « marche » automatiquement sans avoir l’air… C’est quelqu’un qui ne veut jamais « avoir l’air ».

Maintenant, permettez-moi de vous présenter Pâquerette, une jolie brune, ma foi, amie intime de la sœur de notre héros. Que celui-ci l’ait trouvée agréable à voir… cela, je l’ai cru bien longtemps avant d’en avoir des preuves irrécupérables. Car ne vous figurez pas qu’il ait jamais manifesté, du moins ouvertement, le moindre intérêt pour la jeune personne, commensale habituelle de la maison paternelle. Beaucoup, cependant, pensaient comme moi, et personne n’y trouvait à redire. Pâquerette n’était pas une mijaurée ni quelqu’un qui s’en ferait accroire. D’où venait donc la quiétude sereine qui émanait d’elle, et cette sorte d’assurance de se trouver en famille lorsqu’elle était chez son amie ?

Les mois se passaient — et même les années — dans une intimité paisible entre les jeunes gens pour qui les occasions de se rencontrer semblaient se multiplier comme par enchantement. Pourtant un jour vint ou R…, décochant à la jeune fille un regard d’intelligence, l’emmenant à l’écart, lui dit : « Quand est-ce qu’on se marie ? — Mais… quand vous voudrez, répond l’aimable enfant. — Alors, tout de suite ? — Tout de suite, si vous voulez ». Malheureusement, ce beau projet exige en général certaines formalités. Je vous demande un peu à quoi sert de déranger les gens parce qu’on veut s’offrir une compagne. Le maire, le curé… eh bien, oui, ce sont personnes respectables ; mais de quoi se mêlent-ils ? Devant eux, il faudra absolument « avoir l’air » de quelqu’un qui se marie ; même il faudra le déclarer solennellement. Quelle corvée ! Enfin puisqu’il le faut… Fort heureusement il y a le chapitre des compensations. Et puis, c’est à prendre ou à laisser. À laisser !… non pas. Va donc pour les formalités. Quand tout serait prêt, on préviendrait les parents et on les inviterait aux deux cérémonies.

Le grand jour arriva. Ce matin-là, R. se rendit à son bureau comme à l’ordinaire, ouvrit son courrier, donna quelques signatures indispensables et ne négligea pas d’aller à la Compagnie du Nord conférer avec l’ingénieur. Comme celui-ci faisait mine de prolonger l’entretien, R… pour la première fois de sa vie, déclara qu’il avait un rendez-vous