Page:Souvestre - Le Monde tel qu’il sera, 1846.djvu/169

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machines ne vous parlait pas ; il n’y avait rien de commun entre elles et vous ; c’étaient des monstres aveugles et sourds, dont la force vous épouvantait.

Maurice se rappela alors, tout à coup, la petite fabrique placée autrefois près de la maison de son oncle ; le bruit des métiers conduits par des mains d’enfants ou de jeunes filles, les rires prolongés qui couvraient le croassement des navettes, les chansons qui couraient d’un banc à l’autre, les joyeuses malices et les confidences faites tout bas ! Il se rappela, surtout, Mathias, le vieux soldat ! — doux et joyeux souvenir, qui faisait revivre, pour lui, les impressions de son adolescence !

Mathias s’était promené quinze ans à travers l’Europe, souffrant la faim, vivant dans la mitraille, conquérant chaque matin, à la baïonnette, la place où il dormait le soir, et, tout cela, Mathias l’avait fait pour un mot qu’il n’était pas bien sûr de comprendre, mais qu’il sentait : la France ! Il l’avait fait jusqu’au jour où son pays, vaincu par le nombre, avait dû accepter la paix, et, ce jour-là, Mathias, le cœur gonflé de douleur et de colère, avait détaché, avec une larme, la cocarde qui le condamnait, depuis quinze ans, à combattre et à souffrir !

Rentré en France, il se rappela une sœur, seule parente qui lui restât, et prit la route du village qu’elle habitait.

Là, il apprit que sa sœur était morte, laissant un garçon et une fille que le fermier voisin avait recueillis par charité.

Mais la charité, sans cœur, est un prêt à usure ; il n’enrichit que celui qui donne. Quand Mathias arriva à la ferme, il trouva, sur le seuil, les deux orphelins qui se disputaient un morceau de pain, tandis que le paysan s’indignait de leur débat, et criait :