Page:Souvestre - Le Monde tel qu’il sera, 1859.djvu/60

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mande de se secourir et de s’aimer ? Le but de la vie est-il bien de se suffire à soi-même ? N’est-il pas plutôt de se compléter dans les autres et par les autres ? La machine humaine, comme vous l’appelez, avait un cœur qui pouvait battre à l’unisson du nôtre, tandis que la machine de fer ne nous est rien. En préférant celle-ci, vous avez sacrifié votre âme à vos habitudes ; vous avez brisé le dernier anneau qui liait les classes heureuses aux classes déshéritées. Les riches ne pouvaient oublier tout à fait le peuple auquel ils empruntaient des serviteurs ; c’étaient comme des prisonniers faits sur la pauvreté, et qui la rappelaient perpétuellement par leur présence. La nécessité les rendait plus ou moins membres de la famille. On les prenait d’abord par besoin, puis on les aimait par habitude. Leurs douleurs et les nôtres se mêlaient toujours un peu ; on avait en commun les goûts, les répugnances, les infirmités ; association imparfaite sans doute, mais dans laquelle s’échangeaient quelques sympathies, et qui donnait une occasion de dévouement et de reconnaissance propre à exercer le cœur. Ah ! loin de supprimer le serviteur, il fallait le rapprocher plus intimement du maître ; il fallait en faire un humble ami, prêt à tous les sacrifices et sûr de toutes les protections ; réaliser enfin la belle histoire de la fileuse d’Évrecy. »

L’académicien demanda ce que c’était que cette histoire.

« Une vieille tradition populaire que l’on m’a racontée dans mon enfance, répondit Maurice, et qui vous semblerait maintenant bien étrange…

— Voyons, dit M. Atout en vidant son verre. »