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Le jeune homme parut hésiter ; mais le regard de Marthe, qui rencontra le sien, demandait l’histoire ; il se décida aussitôt, et raconta ce qui suit :

LA FILEUSE D’ÉVRECY.

Vers la fin du dix huitième siècle vivait à Évrecy, en Normandie, un gentilhomme qui n’avait pour parents qu’une fille d’environ dix ans, et pour domestique qu’une vieille servante. La petite fille avait reçu en baptême le nom d’Yvonnette, et la servante celui de Bertaude ; mais cette dernière n’était connue dans le pays que sous le nom de la fileuse d’Evrecy, parce qu’on la voyait toujours la quenouille au côté. Bertaude filait effectivement du matin au soir, et souvent encore du soir au matin, sans que son maître eût, pour cela, moins de créanciers. Aussi faut-il dire qu’il en prenait peu de souci. Le gentilhomme d’Évrecy était de ceux qui regardent que leur épitaphe sera celle du genre humain. Après avoir mangé la meilleure part de son bien, il s’était décidé à boire le reste, afin de se mettre au pair, et continuait depuis, d’autant plus résolument que, selon son dire, il ne craignait plus de se ruiner. Excellent homme d’ailleurs, qui eût donné à sa fille Yvonnette la lune et le soleil, et qui appelait toujours Bertaude pour boire le dernier verre de marin-onfroi[1] ou de poiré.

Enfin, quand il eut tout épuisé, fortune et crédit, il fut assez heureux pour mourir presque subitement, sans

  1. Nom donné à un cidre choisi extrait de la pomme naturalisée en Normandie par Marin Onfroi.