Page:Souvestre - Le Monde tel qu’il sera, 1859.djvu/62

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avoir eu l’ennui de régler ses comptes avec ses créanciers.

Mais à peine le cercueil enlevé, ceux-ci accoururent, suivis des gens de justice, pour tout saisir. Les meubles furent descendus dans la cour et vendus à la criée ; on se partagea les prairies, les champs, les vergers, et un gros marchand de Falaise, qui avait tout récemment acheté de la noblesse, vint habiter le vieux logis. Bertaude comprit qu’il fallait lui laisser la place libre. Elle prit sa quenouille et son fuseau, fit son paquet, celui d’Yvonnette, puis se présenta pour prendre congé du nouveau maître.

Ce dernier, en voyant qu’elle tenait la petite fille par la main, lui demanda si elle la menait à quelque parent. « Hélas ! faites excuse, répliqua Bertaude, qui essuyait ses yeux avec le coin de son tablier ; la pauvre innocente n’a dans le pays aucune famille pour la recevoir.

— Que ne la conduisez-vous alors à l’hospice de Bayeux ? reprit le nouvel anobli.

— À l’hospice ! répéta Bertaude saisie.

— On n’y reçoit pas seulement les bâtards, objecta l’ancien marchand, mais aussi les enfants abandonnés.

— Par mon Sauveur ! celle-ci ne l’est pas, Monsieur, dit la vieille en caressant Yvonnette, qui se serrait contre elle tout effrayée ; tant que je ne serai pas sous la terre du cimetière, il lui restera quelqu’un.

— Vous est-elle donc quelque chose ? demanda le bourgeois ironiquement.

— Elle est la fille de mon maître ! répliqua Bertaude avec énergie. J’ai mangé vingt ans le pain de sa famille,