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NOVALIS

paysanne prit de ses mains le message écrit, accompagné de mille compliments pour les dames du château. « C’est sans doute un secret », fit-elle malicieusement en s’en allant. Le jeune homme était alors dans sa vingt-troisième année, grand, frêle, d’apparence un peu maladive, avec de longs cheveux châtains, légèrement bouclés, qu’à l’ancienne mode il portait noués en tresse sur le dos : le haut du visage avait un développement extraordinaire ; dans le regard s’allumait parfois un éclat singulier, un peu fiévreux — « une flamme éthérée », dit un contemporain ; sur ses lèvres flottait un sourire distrait. Un vêtement peu recherché, des mains sans finesse ne trahissaient pas à première vue un sang noble, et seulement l’observateur attentif arrivait à démêler une certaine beauté expressive dans le visage, qui faisait songer à une image de Saint Jean l’Évangéliste de Dürer. Pour l’instant ce visage rayonnait de joie et de jeunesse, d’une joie peut-être trop intense pour être durable, de « cette joie toujours remuante et inquiète » dont parlait Frédéric Schlegel, — et d’une jeunesse presque alarmante à cause du front diaphane, des épaules frêles et surtout de ce regard tourné vers le dedans, comme attiré par des abîmes cachés, et puis si subitement brillant. D’ailleurs cette matinée de printemps précoce ne donnait-elle pas aussi une impression de bonheur radieux mais instable, trop hâtif pour que sa pleine éclosion parût déjà possible ?

Le message accompli, le jeune cavalier avait lentement repris le chemin de Tennstedt, se retournant, à des intervalles presque réguliers, vers le village et son vieux manoir. Tout en cheminant il se remémorait sans doute cette affectation juvénile, ces enthousiasmes fiévreux suivis de découragements disproportionnés, cette curiosité naïve d’objets mal définis ou chimériques, ces fortes résolutions balayées d’un coup de vent, — alors que tout près, à portée de bras, la nature avait préparé un bonheur précis et facile. Il s’étonnait de se retrouver si simple : la vie prenait un sens élémentaire très rassurant. Puis, il repassait dans son esprit