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NOVALIS

gner sur le clavecin une phrase de romance commencée au grenier et achevée à la cave.

Sophie était la troisième des filles. Sa petite tête bouclée paraissait flotter sur une taille de poupée ; ses yeux noirs, intenses, étonnaient par leur profondeur. Il ne faut évidemment pas voir cette figure à travers tout le travail d’idéalisation que lui ont fait subir plus tard Novalis et, après lui, certains biographes. Il se trouve dans le Journal du poète une esquisse rapide, écrite sous l’impression même, et qui est bien autrement vivante. Ce n’était encore qu’une enfant. Expansive jusqu’à la brusquerie, elle avait des accès de dissimulation profonde et restait des journées entières indifférente, froide comme glace. Avec un cœur compatissant elle possédait tout un arsenal de petites perfidies précoces. Elle était éprise de belles manières, soucieuse de l’opinion des autres ; elle ne pardonnait pas à son ami, d’avoir parlé de ses projets à ses parents, avant de s’être déclaré à elle. Pour le reste elle manquait d’égards à son père et adorait de fumer. Très observatrice elle étudiait son entourage et s’ignorait naïvement elle-même. — À Sophie enfin venait se suspendre toute une grappe de visages joufflus, garçons tapageurs et caracolants, petites filles minaudières. — et tout ce petit monde se trouvait sous la haute surveillance d’une institutrice française, Mlle Jeannette Danscours, la « Ma chère », à qui ses origines françaises et ses sympathies révolutionnaires avaient valu, un soir de punch, le sobriquet irrévérencieux de « Mlle Sans-jupon ». Les invités entraient et sortaient, et du matin au soir rires et chansons retentissaient dans la vieille allée de tilleuls aux ombrages parfumés.

Ces impressions, journellement renouvelées, pénétraient profondément, en ce printemps de l’année 1795, dans l’esprit de Novalis et s’y organisaient silencieusement. Précisément à son départ de Wittenberg il s’était trouvé dans un état d’extraordinaire réceptivité pour de telles influences. « Ce sont les fiançailles de l’esprit » écrivait-il avant de venir à Tennstedt, « un état encore libre de toute chaîne et ce-