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DELPHINE.

souffrait cruellement. « J’ai lu sa lettre, me dit-il ; elle m’a fait mal : j’avais espéré que ma vie ne serait funeste à personne, et voilà que j’ai perdu la destinée de la plus sensible des femmes. Voyons enfin, me dit-il en reprenant de l’empire sur lui-même, voyons ce qu’il reste à faire. Quoiqu’il me soit très-pénible d’avoir l’air de céder, en partant, à la volonté de M. d’Ervins, j’y consens, puisque Thérèse le désire ; je ne crains pas que personne imagine que c’est ma vie que j’ai ménagée. Vous, madame, ajouta-t-il, que j’ai connue par tant de preuves d’une angélique bonté, il faut que vous m’en donniez une dernière, il faut que vous receviez, après-demain, dans la soirée, Thérèse et moi chez vous. Je partirai ce matin ostensiblement : M. d’Ervins se croira sûr que je suis en route pour le Portugal ; quelques affaires l’appellent à Saint-Germain, et pendant qu’il y sera, Thérèse viendra chez vous en secret. Je sais que la demande que je vous fais serait refusée par une femme commune, accordée sans réflexion par une femme légère ; je l’obtiendrai de votre sensibilité. Je n’ai peut-être pas toujours partagé l’impétuosité des sentiments de Thérèse ; mais aujourd’hui cet adieu m’est aussi nécessaire qu’à elle : ces derniers événements ont produit sur mon caractère une impression dont je ne le croyais pas susceptible ; je veux que Thérèse entende ce que j’ai à lui dire sur sa situation. »

M. de Serbellane s’arrêta, étonné de mon silence ; ce qui s’était passé hier avec M. de Fierville me donnait encore plus de répugnance pour une nouvelle démarche : la calomnie ou la médisance peuvent me perdre auprès de Léonce. Je n’osais pas cependant refuser M. de Serbellane : quel motif lui donner ? J’aurais rougi de prétexter un scrupule de morale, quand ce n’était pas la véritable cause de mon incertitude : honte éternelle à qui pourrait vouloir usurper un sentiment d’estime !

Je ne sais si M. de Serbellane s’aperçut de mes combats, mais, me prenant la main, il me dit avec ce calme qui donne toujours l’idée d’une raison supérieure : « Vous l’avez promis à Thérèse, j’en suis témoin, elle y a compté ; tromperez-vous sa confiance ? serez-vous insensible à son désespoir ? — Non, lui répondis-je, quoi qu’il puisse arriver, je ne lui causerai pas une telle douleur : employez cette entrevue à calmer son esprit, à la ramener aux devoirs que sa destinée lui impose ; et s’il en résulte pour moi quelque grand malheur, du moins je n’aurai jamais été dure envers un autre, j’aurai droit à la pitié. — Généreuse amie, s’écria M. de Serbellane, vous serez heureuse dans vos senti-