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PREMIÈRE PARTIE.

finit celles que le ministre a commencées ; sur quelque sujet que le ministre parle, le duc de Mendoce l’accompagne d’un sourire gracieux, de petits mots approbateurs qui ressemblent à une basse continue, très-monotone pour ceux qui écoutent, mais probablement agréable à celui qui en est l’objet. Quand il peut trouver l’occasion de reprocher au ministre le peu de soin qu’il prend de sa santé, les excès de travail qu’il se permet, il faut voir quelle énergie il met dans ces vérités dangereuses ; on croirait, au ton de sa voix, qu’il s’expose à tout pour satisfaire sa conscience ; et ce n’est qu’à la réflexion qu’on observe que, pour varier la flatterie fade, il essaye de la flatterie brusque, sur laquelle on est moins blasé. Ce n’est pas un méchant homme ; il préfère ne pas faire du mal, et ne s’y décide que pour son intérêt. Il a, si l’on peut le dire, l’innocence de la bassesse ; il ne se doute pas qu’il y ait une autre morale, un autre honneur au monde que le succès auprès du pouvoir ; il tient pour fou, je dirais presque pour malhonnête, quiconque ne se conduit pas comme lui. Si l’un de ses amis tombe dans la disgrâce, il cesse à l’instant tous ses rapports avec lui, sans aucune explication, comme une chose qui va de soi-même. Quand, par hasard, on lui demande s’il l’a vu, il répond : Vous sentez bien que, dans les circonstances actuelles, je n’ai pu… et s’interrompt en fronçant le sourcil, ce qui signifie toujours l’importance qu’il attache à la défaveur du maître. Mais si vous n’entendez pas cette mine, il prend un ton ferme, et vous dit les serviles motifs de sa conduite avec autant de confiance qu’en aurait un honnête homme en vous déclarant qu’il a cessé : de voir un ami qu’il n’estimait plus. Il n’a pas de considération à la cour de Madrid ; cependant il obtient toujours des missions importantes : car les gens en place sont bien arrivés à se moquer des flatteurs, mais non pas à leur préférer les hommes courageux ; et les flatteurs parviennent à tout, non pas, comme autrefois, en réussissant à tromper, mais en faisant preuve de souplesse, ce qui convient toujours à l’autorité. »

Ce portrait, que me confirmaient la physionomie et les manières de M. le duc de Mendoce, me rassura un peu sur l’embarras qu’il avait témoigné en parlant de M. de Mondoville ; mais je résolus cependant d’en savoir davantage, et, après avoir remercié le spirituel Espagnol, j’allai me rejoindre à la société. Je retins le duc sous divers prétextes ; et quand l’ambassadeur d’Espagne fut parti, et qu’il ne resta presque plus personne, madame de Vernon et moi nous primes le duc à part, et je lui demandai formellement s’il ne savait rien de M. de2.