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DELPHINE.

Mondoville qui put intéresser les amis de sa mère. Il regarda de tous côtés pour s’assurer mieux encore que son ambassadeur n’y était plus, et me dit : « Je vais vous parler naturellement, madame, puisque vous vous intéressez à Léonce ; sa position est mauvaise, mais je ne la tiens pas pour désespérée, si l’on parvient à lui faire entendre raison : c’est un jeune homme de vingt-cinq ans, d’une figure charmante : vous ne connaissez rien ici qui en approche : spirituel, mais très-mauvaise tête ; fou de ce qu’il appelle la réputation, l’opinion publique, et prêt à sacrifier, pour cette opinion ou pour son ombre même, les intérêts les plus importants de la vie. Voici ce qui est arrivé : un des cousins de M. de Mondoville, très-bon et très-joli jeune homme, a fait sa cour, cet hiver, à mademoiselle de Sorane, la nièce de notre ministre actuel, Son Excellence M. le comte de Sorane ; il a su en très-peu de temps lui plaire et la séduire. Je dois vous avouer, puisque nous parlons ici confidentiellement, que mademoiselle de Sorane, âgée de vingt-cinq ans, et ayant perdu son père et sa mère de bonne heure, vivait depuis plusieurs années dans le monde avec trop de liberté ; l’on avait soupçonné sa conduite, soit à tort, soit justement ; mais enfin pour cette fois elle voulut se marier, et fit connaître clairement son intention à cet égard, et celle du ministre son oncle. Il n’y avait pas à hésiter ; Charles de Mondoville ne pouvait pas faire un meilleur mariage : fortune, crédit, naissance, tout y était, et je sais positivement que lui-même en jugeait ainsi ; mais Léonce, qui exerce dans sa famille une autorité qui ne convient pas à son âge, Léonce, qu’ils consultent tous comme l’oracle de l’honneur, déclara qu’il trouvait indigne de son cousin d’épouser une femme qui avait eu une conduite méprisable ; et, ce qui est vraiment de la folie, il ajouta que c’était précisément parce qu’elle était la nièce d’un homme très-puissant qu’il fallait se garder de l’épouser, « Mon cousin, disait-il, pourrait faire un mauvais mariage, s’il était bien clair que l’amour seul l’y entraînât ; mais dès que l’on peut soupçonner qu’il y est forcé par une considération d’intérêt ou de crainte, je ne le reverrai jamais s’il y consent. » Le frère de mademoiselle de Sorane se battit avec le parent de M. de Mondoville, et fut grièvement blessé. Tout Madrid croyait qu’à sa guérison le mariage se ferait : on répandait que le ministre avait déclaré qu’il enverrait le régiment de Charles de Mondoville dans les Indes occidentales, s’il n’épousait pas mademoiselle de Sorane, qui était, disait-on, singulièrement attachée à son futur époux. Mais Léonce, par un entêtement que je m’abstiens de qualifier,