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SIXIÈME PARTIE.

la mort, ne s’accomplisse pas sans causer à personne ni pitié ni terreur.

Léonce était resté toute la nuit appuyé sur le pied du lit de Mathilde, absorbé dans les impressions profondes qu’il éprouvait. Il m’a dit, depuis, qu’en voyant mourir, avec le calme le plus parfait, une femme si belle et si jeune, il se demandait pourquoi dans les peines du cœur on s’efforçait de vivre, puisque la mort causait si peu d’effroi, même au milieu de toutes les prospérités de la vie ; tant il est vrai que, dans la destinée la plus heureuse, il y a toujours une fatigue secrète d’exister qui console d’arriver au terme, quelque court qu’ait été le voyage.

Vous savez combien la physionomie de Léonce est expressive, et surtout combien la douleur s’y peint avec un charme et une énergie singulière ; il avait passé la nuit dans la même attitude, debout et immobile ; ses cheveux étaient défaits, et sa beauté était vraiment alors très-remarquable. Mathilde, qui avait fermé les yeux depuis assez longtemps, les ouvrit ; le premier objet qui frappa ses regards fut Léonce. « O mon Dieu ! s’écria-t-elle, est-ce mon époux ? est-ce un messager du ciel que je vois ? » À peine eut-elle dit ces mots, que son visage pâle se couvrit d’une vive rougeur ; elle appela son confesseur, et lui parla bas pendant quelques minutes ; j’entendis seulement qu’il lui répondait : « Vous pouvez, madame, dire à M. de Mondoville un dernier adieu, vous le pouvez ; mais, après l’avoir prononcé, vous devez rester seule avec nous. — Léonce, dit alors Mathilde eu serrant la main de son époux dans les siennes, Léonce, répéta-t-elle avec un regard où se peignaient à la fois et les ombres de la mort et le sentiment le plus vif de la vie, je vous ai toujours aimé ; ne conservez de moi que ce souvenir ! Jésus-Christ lui-même n’a-t-il pas dit qu’il serait beaucoup pardonné à qui a beaucoup aimé ? Ne dédaignez point ma mémoire, ne foulez point aux pieds, sans tressaillir, le tombeau de celle qui n’a chéri que vous sur la terre. » Léonce se précipita vers Mathilde en pleurant ; peu de secondes après, le confesseur s’approcha du lit, et dit à Léonce : « Éloignez-vous, monsieur ; madame de Mondoville, ne se doit plus maintenant qu’à la prière et aux intérêts du ciel. » Léonce, irrité, se releva ; Mathilde prévit qu’il allait exprimer sa colère, et se hâta de lui dire : « Léonce, c’est mon dernier, c’est mon plus grand sacrifice ; mais il le faut, il le faut ! » Léonce, accablé par cet ordre, se retira, et ne revit plus Mathilde ; une heure après, elle expira.31.