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SIXIÈME PARTIE.

degrés, en l’écoutant, toutes mes inquiétudes ; quand il me vit rassurée, il se tut, et retomba de nouveau dans ses rêveries. Il voulait que je fusse heureuse ; mais quand il croyait que je l’étais, il n’avait plus besoin de me parler. Je veux qu’il s’explique, je le veux. Qui, moi, j’accepterais sa main s’il croyait faire un sacrifice en la donnant ! Son caractère nous a déjà séparés ; s’il doit nous désunir encore, que ce soit sans retour ! Si ce dernier espoir est trompé, tout est fini, jusqu’au charme même des regrets : dans quel asile assez sombre pourrais-je cacher tous les sentiments que j’éprouverais ? suffirait-il de la mort pour en effacer jusqu'à la moindre trace ? Ah ! ma sœur, est-ce mon imagination qui s’égare ? est-il vrai… Non, je ne le crois point encore ; non, ne le croyez jamais.

LETTRE XV. — DELPHINE À MADEMOISELLE D’ALBÉMAR.
Bade, ce 24 août.

Aujourd’hui, Léonce et moi nous sommes sortis ensemble pour aller sur les montagnes et dans les bois qui environnent Bade ; il était huit heures du matin, jamais le temps n’avait été si beau. « Ah ! me dit Léonce quand nous fûmes à quelque distance de la ville, qu’il est doux de contempler la nature ! elle fait oublier les hommes ! Enfonçons-nous dans ce bois, que je ne voie plus les habitations, qu’il n’y ait que toi et moi dans l’univers ; ah ! que nous y serions bien alors ! — Et quel mal nous font, lui répondis-je, d’autres êtres qui vivent et meurent comme nous, s’aiment peut-être, souffrent du moins presque autant que s’ils s’aimaient, et méritent notre pitié, alors même que nous avons le plus de droit à la leur ? — Quel mal ils nous font ? reprit Léonce avec véhémence, ils nous jugent ! mais n’importe, oublions-les ! » Et il marcha plus vite vers la forêt où il me conduisait. Je pâlis, les forces me manquèrent ; depuis quelque temps je souffre assez, et peut-être la nature me délivrera-t-elle des perplexités de mon sort. Léonce vit l’altération de mes traits, il en éprouva la peine la plus vive et la plus touchante ; il me conjura de m’asseoir ; et, me prodiguant les expressions et les promesses les plus tendres, il ne s’aperçut pas qu’en me rassurant sur ses pensées les plus secrètes, il me les révélait et m’apprenait ce qu’il ne m’avait pas dit encore.