Page:Staël - Delphine,Garnier,1869.djvu/614

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
587
CONCLUSION.

Charles Ternan s’est imprudemment éloigné des limites du camp, une patrouille nous a attaqués, le premier coup de fusil a blessé Charles Ternan. Il ne pouvait plus se défendre ; et, pris en uniforme les armes à la main, son sort n’était pas douteux. Je lui ai crié de tâcher de s’éloigner, pendant que j’arrêterais la patrouille par ma résistance ; et, afin de le déterminer à me quitter, j’ai ajouté qu’il devait retourner au camp pour demander du secours ; mais, avant que le secours arrivât, le nombre m’a accablé : je ne sais par quel hasard je n’ai pas été tué, mais je crois que je le dois au désir que j’avais de prolonger le combat pour donner à Ternan plus de temps pour s’éloigner. Voilà ce qui s’est passé, ma Delphine ; ton esprit secourable peut-il trouver dans ce récit les moyens de me justifier avec bonheur ? — Généreuse conduite ! répondit Delphine ; mais y croiront-ils ? mais en seront-ils émus ? Ah ! mon ami, sans le secours de la Providence, sans la plus signalée de ses faveurs, quel espoir nous reste-t-il ? Cède, ajouta-t-elle, cède à ce que tu pourrais appeler une superstition du cœur : quand même ce que je vais te demander ne te paraîtrait qu’une faiblesse, cède encore ; viens prier avec moi le protecteur des malheureux de m’accorder l’éloquence qui entraîne la volonté des hommes ; viens, prions ensemble. » Léonce eut un moment d’embarras ; mais bientôt, s’abandonnant au mouvement inspiré par Delphine, il se mit à genoux devant les rayons du soleil qui perçaient à travers les barreaux de sa prison, et dit : « Être tout-puissant, Être inconnu ! je t’implore pour la première fois de ma vie ; je ne mérite pas que tu m’exauces, mais l’un de tes anges attache sa vie à la mienne ; sauve-moi, puisqu’elle le souhaite, et je jure de consacrer le reste de mes jours à suivre ton culte ; mon amie me l’enseignera. » Delphine, en écoutant ces paroles, eut un moment d’espoir. « Ah ! s’écria-t-elle, quelque insensés, quelque coupables que nous soyons, peut-être le Dieu de bonté, qui ne nous a donné que des commandements d’amour, a-t-il entendu nos prières, a-t-il pris pitié de nous ! Adieu, Léonce, à ce soir ; il il y a encore ce soir. Adieu ! » Et elle le quitta en réprimant son émotion. La nature donne toujours un moment de calme dans les situations les plus violentes de la vie, comme un instant de mieux avant la mort ; c’est un dernier recueillement de toutes les forces, c’est l’heure de la prière ou des adieux.

Delphine, en sortant de la prison, rencontra M. de Serbellane qui venait la chercher ; il la conduisit chez le président du tribunal. Arrivée devant la maison de celui dont dépendait la vie de Léonce, Delphine tressaillit ; et comme elle franchissait