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Page:Staël - Delphine,Garnier,1869.djvu/88

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PREMIÈRE PARTIE.

j’aurais pu souffrir. De quel secours me serait un esprit plus éclairé que celui de Thérèse ? La passion fait tourner toutes nos forces contre nous-mêmes. Mais écartons ces pensées : c’est de ma malheureuse amie que je dois m’occuper. Le ciel, en récompense, se chargera peut-être de mon sort.

M. d’Ervins rentra, et M. de Serbellane vint quelques moments après. Thérèse nous retint. Je vis avec plaisir, pendant le reste de la journée, que M. de Serbellane n’avait point cherché à se lier avec M. d’Ervins : plus il était facile de captiver un tel homme en flattant sa vanité, plus je sus gré à l’ami de Thérèse de n’être pas devenu celui de son époux. Il est des situations qui peuvent condamner à cacher les sentiments qu’on éprouve, mais il n’y a que l’avilissement du caractère qui rende capable de feindre ceux que l’on n’a pas.

Mon estime pour M. de Serbellane s’accrut donc encore par sa froideur avec M. d’Ervins. Il m’intéressait aussi par le soin qu’il mettait à veiller continuellement sur les imprudences de Thérèse. Elle rougissait et pâlissait tour à tour quand on prononçait le nom de Portugal ; M. de Serbellane détournait à l’instant la conversation et protégeait Thérèse, sans néanmoins la blesser en se montrant indifférent à son amour. Je fus cruellement effrayée de l’état où je la voyais ; je la pris à part avant de la quitter, et je lui fis remarquer la délicatesse de la conduite de son ami et l’inconséquence de la sienne. «  Je le sais, me répondit-elle, c’est le meilleur et le plus généreux des hommes. Je lui suis bien à charge sans doute ; je ferais mieux de délivrer de moi ceux qui m’aiment, d’aller me jeter aux pieds de M. d’Ervins et de lui tout avouer. » En prononçant ces paroles, ses regards se troublaient ; je craignis qu’elle ne voulût accomplir ce dessein à l’heure même ; je la serrai dans mes bras, et je lui demandai la promesse de s’en remettre entièrement à moi.

« Ecoutez, me dit-elle, je suis poursuivie par une crainte qui est, je crois, la principale cause de l’égarement où vous me voyez : je me persuade qu’il se croira obligé de partir sans m’en avertir, ou que mon mari me séparera de lui tout à coup, avant que j’aie pu lui dire adieu. Si vous obtenez de M. de Serbellane le serment qu’il ne s’en ira jamais sans m’en avoir prévenue, et si vous me donnez votre parole de me prêter votre secours pour le voir une heure seulement, une heure, quoi qu’il arrive, avant de le quitter pour toujours, alors je serai plus tranquille ; je ne croirai pas, chaque fuis qu’il me parlera, que ce sont les derniers mots que j’entendrai jamais de lui ; je ne serai pas sans