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DE L’AMOUR.

au lieu de s’occuper à désirer ; on s’interdit les désirs, et les désirs conduisent aux actions.

Il est évident que toute femme tendre et fière, et ces deux choses étant cause et effet vont difficilement l’une sans l’autre, doit contracter des habitudes de froideur que les gens qu’elles déconcertent appellent de la pruderie.

L’accusation est d’autant plus spécieuse, qu’il est très-difficile de garder un juste milieu ; pour peu qu’une femme ait peu d’esprit et beaucoup d’orgueil, elle doit bientôt en venir à croire qu’en fait de pudeur on n’en saurait trop faire. C’est ainsi qu’une Anglaise se croit insultée si l’on prononce devant elle le nom de certains vêtements. Une Anglaise se garderait bien, le soir à la campagne, de se laisser voir quittant le salon avec son mari ; et, ce qui est plus grave, elle croit blesser la pudeur si elle montre quelque enjouement devant tout autre que ce mari[1]. C’est peut-être à cause d’une attention si délicate que les Anglais, gens d’esprit, laissent voir tant d’ennui de leur bonheur domestique. À eux la faute, pourquoi tant d’orgueil[2] ?

En revanche, passant tout à coup de Plymouth à Cadix et Séville, je trouvai qu’en Espagne la chaleur du climat et des passions faisait un peu trop oublier une retenue nécessaire. Je remarquai des caresses fort tendres qu’on se permettait en public, et qui, loin de me sembler touchantes, m’inspiraient un sentiment tout opposé. Rien n’est plus pénible.

Il faut s’attendre à trouver incalculable la force des habitudes inspirées aux femmes sous prétexte de pudeur. Une femme vulgaire, en outrant la pudeur, croit se faire l’égale d’une femme distinguée.

L’empire de la pudeur est tel, qu’une femme tendre arrive à

  1. Voir l’admirable peinture de ces mœurs ennuyeuses à la fin de Corinne ; et madame de Staël a flatté le portrait.
  2. La Bible et l’aristocratie se vengent cruellement sur les gens qui croient leur devoir tout.