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DE L’AMOUR.

tions[1] qui ne peuvent pas exister chez les hommes, et souvent délicatesses non fondées dans la nature ; toutes ces choses, dis-je, ne pourraient se trouver ici qu’autant qu’on se serait permis d’écrire sur ouï-dire.

Une femme me disait, dans un moment de franchise philosophique, quelque chose qui revient à ceci :

« Si je sacrifiais jamais ma liberté, l’homme que j’arriverais à préférer apprécierait davantage mes sentiments en voyant combien j’ai toujours été avare même des préférences les plus légères. » C’est en faveur de cet amant, qu’elle ne rencontrera peut-être jamais, que telle femme aimable montre de la froideur à l’homme qui lui parle en ce moment. Voilà la première exagération de la pudeur : celle-ci est respectable ; la seconde vient de l’orgueil des femmes ; la troisième source d’exagération, c’est l’orgueil des maris.

Il me semble que cette possibilité d’amour se présente souvent aux rêveries de la femme même la plus vertueuse, et elles ont raison. Ne pas aimer quand on a reçu du ciel une âme faite pour l’amour, c’est se priver soi et autrui d’un grand bonheur. C’est comme un oranger qui ne fleurirait pas de peur de faire un péché ; et remarquez qu’une âme faite pour l’amour ne peut goûter avec transport aucun autre bonheur. Elle trouve, dès la seconde fois, dans les prétendus plaisirs du monde, un vide insupportable ; elle croit souvent aimer les beaux-arts et les aspects sublimes de la nature, mais ils ne font que lui promettre et lui exagérer l’amour, s’il est possible, et elle s’aperçoit bientôt qu’ils lui parlent d’un bonheur dont elle a résolu de se priver

  1. La pudeur est une des sources du goût pour la parure ; par tel ajustement une femme se promet plus ou moins. C’est ce qui fait que la parure est déplacée dans la vieillesse.

    Une femme de province, si elle prétend à Paris suivre la mode, se promet d’une manière gauche et qui fait rire. Une provinciale arrivant à Paris doit commencer par se mettre comme si elle avait trente ans.