Page:Stendhal - La Chartreuse de Parme - T1.djvu/96

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un des anciens amis de la marquise, maintenant conseiller au tribunal formé par l’Autriche, était grandement d’avis de prendre la clef des champs. Et, en effet, le soir même il sortit du palais, caché dans la voiture qui conduisait au théâtre de la Scala sa mère et sa tante. Le cocher, dont on se défiait, alla faire comme d’habitude une station au cabaret, et pendant que le laquais, homme sûr, gardait les chevaux, Fabrice, déguise en paysan, se glissa hors de la voiture et sortit de la ville. Le lendemain matin il passa la frontière avec le même bonheur, et quelques heures plus tard il était installé dans une terre que sa mère avait en Piémont, près de Novare, précisément à Romagnano, où Bayard fut tué.

On peut penser avec quelle attention ces dames arrivées dans leur loge, à la Scala, écoutaient le spectacle. Elles n’y étaient allées que pour pouvoir consulter plusieurs de leurs amis appartenant au parti libéral, et dont l’apparition au palais del Dongo eût pu être mal interprétée par la police. Dans la loge, il fut résolu de faire une nouvelle démarche auprès du baron Binder. Il ne pouvait pas être question d’offrir une somme d’argent à ce magistrat parfaitement honnête homme et d’ailleurs ces dames étaient fort pauvres, elles avaient forcé Fabrice à emporter tout ce qui restait sur le produit du diamant.

Il était fort important toutefois d’avoir le dernier mot du baron. Les amis de la comtesse lui rappelèrent un certain chanoine Borda, jeune homme fort aimable, qui jadis avait voulu lui faire la cour, et avec d’assez vilaines façons ; ne pouvant réussir, il avait dénoncé son amitié pour Limercati au général Pietranera, sur quoi il avait été chassé comme un vilain. Or, maintenant ce chanoine faisait tous les soirs la partie de tarots de la baronne Binder, et naturellement était l’ami intime du mari. La comtesse se décida à la démarche horriblement pénible d’aller voir ce chanoine et le lendemain matin de bonne heure, avant qu’il sortît de chez lui, elle se fit annoncer.

Lorsque le domestique unique du chanoine prononça le nom de la comtesse Pietranera, cet homme fut ému au point d’en perdre la voix, il ne chercha point à écarter le désordre d’un négligé fort simple.

— Faites entrer et allez-vous-en, dit-il d’une voix éteinte.

La comtesse entra ; Borda se jeta à genoux.

— C’est dans cette position qu’un malheureux fou doit recevoir vos ordres, dit-il à la comtesse qui ce matin-là, dans son négligé à demi-déguisement, était d’un piquant irrésistible.

Le profond chagrin de l’exil de Fabrice, la violence qu’elle se faisait pour paraître chez un homme qui en avait agi traîtreusement avec elle, tout se réunissait pour donner à son regard un éclat incroyable.