Page:Stendhal - La Chartreuse de Parme - T1.djvu/97

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— C’est dans cette position que je veux recevoir vos ordres, s’écria le chanoine, car il est évident que vous avez quelque service à me demander, autrement vous n’auriez pas honoré de votre présence la pauvre maison d’un malheureux fou : jadis transporté d’amour et de jalousie, il se conduisit avec vous comme un lâche, une fois qu’il vit qu’il ne pouvait vous plaire.

Ces paroles étaient sincères et d autant plus belles que le chanoine jouissait maintenant d’un grand pouvoir : la comtesse en fut touchée jusqu’aux larmes ; l’humiliation, la crainte glaçaient son âme, en un instant l’attendrissement et un peu d’espoir leur succédaient. D’un état fort malheureux elle passait en un clin d’oeil presque au bonheur.

— Baise ma main, dit-elle au chanoine en la lui présentant, et lève-toi. (Il faut savoir qu’en Italie le tutoiement indique la bonne et franche amitié tout aussi bien qu’un sentiment plus tendre.) Je viens te demander grâce pour mon neveu Fabrice. Voici la vérité complète et sans le moindre déguisement comme on la dit à un vieil ami. A seize ans et demi il vient de faire une insigne folie ; nous étions au château de Grianta, sur le lac de Côme. Un soir, à sept heures, nous avons appris, par un bateau de Côme, le débarquement de l’Empereur au golfe de Juan. Le lendemain matin Fabrice est parti pour la France, après s’être fait donner le passeport d’un de ses amis du peuple, un marchand de baromètres nommé Vasi. Comme il n’a pas l’air précisément d’un marchand de baromètres, à peine avait-il fait dix lieues en France, que sur sa bonne mine on l’a arrêté, ses élans d’enthousiasme en mauvais français semblaient suspects. Au bout de quelque temps il s’est sauvé et a pu gagner Genève ; nous avons envoyé à sa rencontre à Lugano…

— C’est-à-dire à Genève, dit le chanoine en souriant.

La comtesse acheva l’histoire.

— Je ferai pour vous tout ce qui est humainement possible, reprit le chanoine avec effusion ; je me mets entièrement à vos ordres. Je ferai même des imprudences, ajouta-t-il. Dites, que dois-je faire au moment où ce pauvre salon sera privé de cette apparition céleste, et qui fait époque dans l’histoire de ma vie ?

— Il faut aller chez le baron Binder lui dire que vous aimez Fabrice depuis sa naissance, que vous avez vu naître cet enfant quand vous veniez chez nous, et qu’enfin, au nom de l’amitié qu’il vous accorde, vous le suppliez d’employer tous ces espions à vérifier si, avant son départ pour la Suisse, Fabrice a eu la moindre entrevue avec aucun de ces libéraux qu’il surveille. Pour peu que le baron soit bien servi, il verra qu’il s’agit ici uniquement d’une véritable étourderie de jeunesse. Vous savez que j’avais, dans mon bel appartement du palais Dugnani, les estampes des batailles gagnées par Napoléon : c’est en lisant