Page:Stern - Mes souvenirs, 1880.djvu/148

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yeux étaient clos. Son visage était livide. De sa bouche béante sortait ce souffle rauque qu’on appelle le râle, et qui emporte avec lui le suprême secret des mourants. Je ne sais ni combien de temps je restai là, ni comment j’en sortis. Une demi-heure après, mon père avait cessé de vivre.

Ô mort ! horrible mort ! que de fois, depuis ce jour fatal je t’ai revue ! que de fois, implacable et muette à mes côtés, et sous quels aspects divers, toujours affreux ! lente ou prompte, violente ou perfide, appelée par la lassitude ou repoussée par l’énergique instinct de la vie ; toujours inattendue pour le cœur, toi qu’on sait pourtant inévitable, antique mort ! Jamais, au berceau du nouveau-né, au chevet du vieillard chargé d’ans, dans le regard stoïque de l’homme fort, dans l’inquiet sourire de la jeune mère, je n’ai surpris à ta puissance inexorable un signe, une lueur, une compassion, une promesse. Jamais je ne sens ton approche sans que tout en moi frémisse, sans que mon âme éperdue entre en angoisse et s’écrie vers Dieu : où donc est ta bonté ?

On nous emmena, ma mère et moi, à la Bellangerie. Pendant les premiers jours qui suivirent notre triste départ du Mortier, je résistai encore intérieurement à l’affreuse certitude qui m’ôtait mon père à jamais. Je me persuadais que tout ce que j’avais vu, entendu, c’était un effroyable cauchemar, que mon