Page:Stern - Mes souvenirs, 1880.djvu/66

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comme demandant secours que j’ai vue à la plupart des aveugles, tout au contraire. Du fond de leurs ténèbres, ses yeux clos commandaient plus souverainement que s’ils eussent été ouverts. Son caractère entier, sa volonté inflexible se marquaient dans tous ses traits, avec la fixité sculpturale qu’a donnée au masque sans regard des dieux et des héros le ciseau antique.

Mon aïeule se vêtait majestueusement d’amples robes de velours en hiver, de tissus blancs en été ; ses beaux bras demi-nus ornés de perles fines ; à son cou, l’image de son mari dans un médaillon entouré de biillants énormes, dont les feux suppléaient en quelque sorte le rayon éteint dans ses orbites. Assise au haut bout de la table qu’elle présidait avec dignité, au salon, sur un fauteuil en manière de trône, elle recevait, comme lui étant dus, sans y paraître sensible, les respects de trois générations. Son fils Moritz avait seul le privilège d’éclairer d’un sourire l’impassible sévérité de son visage. Sans cacher sa prédilection, sans craindre d’inquiéter l’amour de ses filles, elle avait pour ce fils unique une vivacité d’accueil, une passion de curiosité, un accent de déférence qui contrastaient de la manière la plus frappante avec son égale froideur envers tous ses autres enfants. Elle semblait ne compter dans ses journées que les moments rares et courts que ce fils respectueux, mais distrait par les affaires, prenait, pour les lui donner,