Page:Stevenson - Le Maître de Ballantrae, 1989.djvu/138

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enrager) continuellement de ses affaires, additionnant des chiffres, et discutant avec ses fermiers. Jamais un mot de son père ou de sa femme, ni du Maître, à part une fois ou deux, où il fit un retour sur le passé, et se crut redevenu petit garçon, en train de jouer avec son frère. Ce fut d’autant plus émouvant que le Maître avait, paraît-il, couru un grand danger, et que Mr. Henry s’écria, à plusieurs reprises, avec une chaleur passionnée : « Oh ! Jammie va se noyer !… Oh ! sauvez Jammie ! »

Ceci, dis-je, nous toucha tous les deux, Mme Henry et moi, mais en général, les divagations de mon maître ne lui faisaient guère honneur. Il semblait avoir pris à tâche de justifier les calomnies de son frère et de prouver qu’il était d’un caractère sec, immergé dans les intérêts matériels. Si j’avais été seul, je n’en aurais pas levé un doigt ; mais je ne cessais, tout en l’écoutant, d’évaluer l’effet produit sur sa femme, et je sentais qu’il tombait chaque jour plus bas dans son estime. J’étais la seule personne à la surface du globe qui le comprît, et j’entendais qu’il y en eût une autre. Allait-il mourir là et périr avec ses vertus ; ou bien n’aurait-il la vie sauve que pour recouvrer ce patrimoine de chagrins, sa vraie mémoire : – je voulais qu’il fût pleuré de tout cœur, dans le premier cas, et accueilli avec simplicité, dans l’autre, par la personne qu’il aimait le plus, sa femme.

Ne trouvant pas l’occasion de m’exprimer librement, je m’avisai enfin de mettre ma révélation par écrit. Au lieu de me coucher, je consacrai plusieurs nuits où j’étais de loisir à préparer ce que je puis appeler mon bilan. Mais je m’aperçus que, si la rédaction en était facile, l’opération restante – c’est-à-dire de présenter la chose à Mylady – dépassait en quelque sorte les limites de mon courage. Plusieurs jours de suite, je promenai mes papiers sous mon bras, guettant le joint d’un propos qui m’eût servi d’introduction. Je ne puis nier qu’il s’en offrit plusieurs, mais à ces moments-là, je trouvais ma langue clouée à mon palais, et j’aurais pu, je crois, porter mon dossier