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afin de le signer, Hélène se leva droite et imposante, et d’une voix ferme dit ces mots :

— Maintenant, je dois déclarer que, pour une cause qui n’attaque en rien l’honneur de M. le comte Arthur, mon cousin, il m’est impossible de lui accorder ma main.

Puis, s’adressant à moi, elle me remit une lettre en me disant : — Cette lettre vous expliquera le motif de ma conduite, monsieur, car nous ne devons jamais nous revoir.

Et, saluant avec une assurance modeste, elle se retira accompagnée de sa mère, qui partageait la stupéfaction générale.

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Tout le monde sortit…

On pense l’éclat et le bruit que fit cette aventure dans la ville et dans la province.

Je me trouvai seul dans le salon… j’étais anéanti.

Ce ne fut que quelques moments après que je me décidai à lire la lettre d’Hélène.

Cette lettre, que j’ai toujours conservée depuis, la voici.

Huit ans se sont écoulés ; j’ai passé par des émotions bien diverses et bien saisissantes ; mais j’éprouve encore un sentiment douloureux, une sorte d’ardeur vindicative, en lisant ces lignes si empreintes d’un incurable et écrasant mépris :

« Après les bruits calomnieux qui avaient entaché ma réputation, et que vous aviez provoqués par la légèreté de votre conduite envers moi, il me fallait une réparation publique, éclatante : je l’ai obtenue… je suis satisfaite. En me voyant renoncer de mon propre gré à cette union aussi avantageuse pour moi sous le rapport de la fortune, le monde croira sans peine que ce mariage n’était pas nécessaire à ma réhabilitation, puisque je l’ai hautement repoussé.

« Vous avez été bien aveugle, bien présomptueux ou bien étranger aux généreux ressentiments, puisque vous avez pu croire un instant que je ne vous ai pas à tout jamais et profondément méprisé, du moment où vous m’êtes apparu sous un jour aussi sordide, du moment où vous m’avez dit, à moi… Hélène !… qui vous avais aimé dès l’enfance, et qui venais de vous faire l’aveu le plus confiant et le plus loyal : « Hélène, vous avez tout calculé ; vos aveux, votre tendresse, vos souvenirs, tout cela est feint et menteur ; c’est un infâme artifice, car vous ne songez qu’à ma fortune. » Un pareil soupçon tue l’affection la plus outrée. Je vous aurais tout pardonné, perfidie, inconstance, abandon, parce que tel coupable ou criminel que soit l’entraînement des passions, ce mot passion peut lui servir d’excuse ; mais cette défiance froide, hostile et hideusement égoïste, qui, couvant des yeux son trésor, soupçonne les plus généreux sentiments d’y vouloir puiser, ne peut être causée que par la cupidité la plus basse ou la personnalité la plus honteuse. Vous blasphémez et vous mentez en invoquant le souvenir de votre père… Votre père était assez malheureux pour croire au mal, mais il était assez généreux pour faire le bien. Ne me parlez pas de repentir… chez vous l’instinct d’abord a parlé ; votre première impression a été infâme… le reste est venu par réflexion, par honte de cette indignité ; cela ne me paraît que plus méprisable, car vous n’avez pas même l’énergie persistante du mal : vous en avez la honte, et non pas le remords. »

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Jamais… je ne pourrai rendre la confusion, la rage, la haine, le désespoir qui m’exaltèrent après avoir lu cette lettre, en me voyant joué si froidement et si injustement accusé ; car, après tout, ce doute avait été dû à une influence suprême, et je ne me sentais aucunement cupide. Mon regret, ma résolution d’épouser Hélène malgré ses dédains, l’abandon que je lui avais fait de mes biens, me faisaient assez ressentir que j’avais aussi en moi de nobles et généreuses inspirations.

Néanmoins, en me rappelant combien j’avais été tendrement aimé, et me voyant alors si profondément méprisé, je compris tellement que tout espoir était perdu que je sentis, ainsi que je l’avais déjà éprouvé, une sorte de vertige s’emparer de moi en voyant l’avenir de ma vie changer si soudainement ; il me sembla que, de ce moment, je me vouais résolûment à ma perte, et c’est avec un regret déchirant que je m’écriai : — Hélène, vous m’avez été impitoyable ; vous aurez peut-être un jour à répondre d’un avenir bien fatal !

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Le soir même je partis pour Paris, désirant y arriver au milieu de l’hiver, pour m’y trouver au cœur de la saison, et chercher à m’étourdir par les distractions de cette vie ardente et agitée.


MADAME LA MARQUISE DE PËNÀFIEL
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CHAPITRE XI.

Portraits.


Un an après mon arrivée à Paris, les paisibles jours que j’avais passés à Serval avec Hélène me semblaient un songe, songe frais et fleuri, qui contrastait trop tristement avec mes impressions nouvelles pour que j’y reportasse souvent ma pensée. De ce moment aussi, j’acquis cette conviction : que la prétendue douceur des souvenirs est un mensonge ; dès qu’on regrette le passé, les souvenirs sont pleins d’amertume, et, par cette comparaison même, le présent devient plus odieux encore.

L’éclatant refus d’Hélène m’avait profondément blessé dans mon amour et dans ma vanité ; je mis donc de l’orgueil à ne pas me trouver malheureux, et je réussis du moins à m’étourdir. Je parvins d’abord à être ravi de me voir libre, et à faire mille rêves d’or sur l’emploi de cette liberté. Puis je tâchai d’excuser à mes propres yeux l’ingrat oubli où je laissais la mémoire de mon père ; je me dis que, par compensation, j’avais au moins pieusement obéi à l’une de ses muettes inspirations en échappant aux projets intéressés d’Hélène. — Car quelquefois je cherchais encore une misérable consolation, ou plutôt une infâme excuse à ma conduite, dans de nouveaux et indignes soupçons sur cette noble fille, qui d’ailleurs avait quitté sa province pour faire un voyage en Allemagne avec sa mère.

Pourtant, malgré l’amertume de mes regrets, comme toujours, le passé se voilà peu à peu, s’obscurcit et s’effaça presque tout à fait.

Je ne sais si ce fut l’inexplicable enivrement de la vie de Paris qui devait me causer plus tard cette indifférence à propos de jours autrefois si chers à mon cœur.

Je n’avais pourtant pas apporté à Paris un étonnement de provincial ; j’étais resté à Londres pendant deux brillantes saisons, et, grâce aux anciennes et intimes relations de mon oncle et de notre ambassadeur, relations que mon père et ma tante lui avaient rappelées, en me recommandant à lui lors de mon voyage, je m’étais trouvé placé dans le meilleur et le plus grand monde d’Angleterre. Or, l’aristocratie anglaise, fière, absolue et justement vaine de son incontestable supériorité de richesse et d’influence sur toutes les aristocraties européennes ; la haute société anglaise, dis-je, est d’un abord si glorieusement réservé pour les étrangers qu’elle admet dans son cercle restreint, qu’une fois qu’on a subi ou bravé son accueil d’un cérémonial aussi imposant, on peut pour ainsi dire respirer partout à l’aise.

Et néanmoins, dans la vie de Paris, qui ne peut en rien se comparer à la splendeur colossale de l’existence qu’on mène à Londres, il y a ce qu’on ne trouve ni à Londres ni ailleurs ; il y a je ne sais quel charme enivrant, inexprimable, auquel les esprits les plus calmes et les plus prévenus ne peuvent souvent échapper.

Quant à la vie de Paris, selon son acception véritable, et si on veut en considérer la fleur la plus brillante, elle se borne à l’existence élégante et raffinée que mène l’élite de cinq ou six salons dans un ou deux quartiers de cette ville, où sont accumulés des plaisirs de toute sorte.

En arrivant à Paris, je n’eus heureusement pas à faire cet apprentissage de la vie matérielle, qui coûte souvent aux étrangers tant d’argent et de désappointement. Mon père avait si longtemps habité cette ville, que, grâce à mes traditions de famille sur le confortable de l’existence, j’évitai dès l’abord une foule d’écueils. Ainsi, au lieu de me caser très-chèrement et très à l’étroit dans une de ces espèces de ruches fourmillantes et bruyantes, à cinq ou six étages, qui commencent aux éblouissements des magasins et finissent à la misère des mansardes, je louai un petit hôtel près des Champs-Élysées, je fis venir de Serval mes gens et mes chevaux, et je montai ma maison sur un pied honorable.

J’allai voir quelques alliés ou parents éloignés de ma famille. Ils me reçurent à merveille ; ceux-ci par respect pour le nom de mon père, ceux-là parce qu’ils avaient des filles à marier, et que j’étais sans doute à leurs yeux ce qu’on appelle un bon parti ; d’autres enfin parce qu’il est toujours précieux pour les oisifs d’avoir une visite de plus à faire dans la journée, et de pouvoir ainsi de temps à autre placer une de leurs heures inoccupées.

Parmi ces derniers se trouvait M. le comte Alfred de Cernay ; un de mes amis de Londres, qui le connaissait parfaitement, m’avait donné