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Page:Sue - Le Juif errant - Tomes 1-2.djvu/567

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couvert de cinq à six mille cadavres, parmi lesquels j’avais de vieux camarades de guerre… alors ce triste tableau, ce grand silence dégrisait de l’envie de sabrer… (griserie comme une autre), et… je me disais : Voilà bien des hommes tués… Pourquoi ?… pourquoi ?… ce qui ne m’empêchait pas, bien entendu, lorsque le lendemain on sonnait la charge, de me mettre à sabrer comme un sourd… Mais c’est égal, quand, le bras fatigué, j’essuyais après une charge mon sabre tout sanglant sur la crinière de mon cheval… je me disais encore  : J’en ai tué… tué… tué… Pourquoi ?

Le missionnaire et le forgeron se regardèrent en entendant le soldat faire ce singulier retour vers le passé.

— Hélas ! lui dit Gabriel, tous les cœurs généreux ressentent ce que vous ressentiez à ces heures solennelles où l’ivresse de la gloire a disparu, et où l’homme reste seul avec les bons instincts que Dieu a mis dans son cœur.

— C’est ce qui te prouve, mon brave enfant, que tu vaux mieux que moi, car ces nobles instincts, comme tu dis, ne t’ont jamais abandonné ; mais comment diable es-tu sorti des griffes de ces enragés sauvages qui t’avaient déjà crucifié ?

À cette question de Dagobert, Gabriel tres-