Page:Sue - Le Juif errant - Tomes 5-6.djvu/304

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— Puisqu’il faut vous faire ce vilain aveu… c’est la paresse… oui, la paresse… l’horreur de toute activité d’esprit, de toute responsabilité morale, de toute initiative. Avec les douze cents livres que me donnait l’abbé d’Aigrigny, j’étais l’homme le plus heureux du monde ; j’avais foi dans la noblesse de ses vues ; sa pensée était la mienne, sa volonté la mienne. Ma besogne finie, je rentrais dans ma pauvre petite chambre, j’allumais mon poêle, je dînais de racines ; puis, prenant quelque livre de philosophie bien inconnu, et rêvant là-dessus, je lâchais bride à mon esprit, qui contenu tout le jour, m’entraînait à travers les théories, les utopies les plus délectables. Alors, de toute la hauteur de mon intelligence emportée, Dieu sait où, par l’audace de mes pensées, il me semblait dominer et mon maître et les grands génies de la terre. Cette fièvre durait bien, ma foi ! trois ou quatre heures ; après quoi je dormais d’un bon somme ; chaque matin je me rendais allègrement à ma besogne, sûr de mon pain du lendemain, sans souci de l’avenir, vivant de peu, attendant avec impatience les joies de ma soirée solitaire, et me disant, à part moi, en griffonnant comme une machine stupide : Eh ! eh !… pourtant… si je voulais !… »

— Certes… vous auriez pu comme un autre…