Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 1.djvu/146

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L’un de ces galériens, vêtu, comme les autres, de la veste et du bonnet rouge, portant au pied la manille, ou anneau de fer auquel se rivait une lourde chaîne, était assis sur une pierre et mordait son morceau de pain noir d’un air pensif.

Ce forçat était M. Lebrenn.

Il avait été condamné aux travaux forcés par un conseil de guerre, après l’insurrection de juin 1848.

Les traits du marchand avaient leur expression habituelle de fermeté sereine ; seulement, sa figure, exposée pendant ses durs travaux à l’ardeur du soleil, était devenue, pour ainsi dire, couleur de brique.

Un garde-chiourme, le sabre au côté, le bâton à la main, après avoir parcouru quelques groupes de condamnés, s’arrêta, comme s’il eût cherché quelqu’un des yeux, puis s’écria en agitant son bâton dans la direction de M. Lebrenn :

— Eh ! là-bas !… Numéro onze cent vingt !

Le marchand continua de manger son pain noir de fort bon appétit et ne répondit pas.

Numéro onze cent vingt ! — cria de nouveau l’argousin. — Tu ne m’entends donc pas, gredin ?

Même silence de la part de M. Lebrenn.

L’argousin, maugréant et irrité d’être obligé de faire quelques pas de plus, s’approcha rapidement du marchand, et le touchant du bout de son bâton, lui dit brutalement :

— Sacredieu ! tu es donc sourd, toi, dis donc l’animal ?

Le visage de M. Lebrenn, lorsqu’il se sentit touché par le bâton de l’argousin, prit une expression terrible… Puis, domptant bientôt ce mouvement de colère et d’indignation, il répondit avec calme :

— Que voulez-vous ?

— Voilà deux fois que je t’appelle… Onze cent vingt ! et tu ne me réponds pas… Est-ce que tu crois me faire aller ? Prends-y garde !…

— Allons, ne soyez pas brutal, — répondit M. Lebrenn en haus-