Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 2.djvu/237

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dans le jardin du maître ; de temps à autre, ma journée de travail d’apprenti tisserand terminée, on me permettait de venir voir mon aïeul. L’un de ces soirs-là, je le trouvai couché dans sa cabane ; il fit un grand effort pour se lever, me fit fermer soigneusement la porte, monta sur un escabeau, et prit dans une cachette pratiquée entre deux solives de la toiture une large ceinture de toile épaisse ; puis il tira de cette espèce de fourreau de larges bandes de peau tannée, pareilles à celles dont on se sert pour écrire dans notre pays ; ces bandes de peau, larges comme deux fois la paume de la main, couvertes de notre écriture gauloise, fine et serrée, étaient cousues les unes au bout des autres. À ces rouleaux étaient joints une petite faucille d’or, une clochette d’airain, et un morceau du collier de fer que portait mon aïeul lors de son évasion du cirque de la ville d’Orange, et qu’il était parvenu, avec l’aide de Loyse, sa femme, à limer au moyen de sable mouillé et d’un poignard qu’il avait emporté dans sa fuite. Sur ce fragment de collier, on lisait encore, gravés sur le fer, ces mots en langue latine : Je suis esclave

— Mon enfant, — me dit mon grand-père, — je le sens, la vie s’éteint en moi ; mais avant de mourir je veux accomplir un devoir sacré… Quoique bien jeune encore, tu es en âge de sentir la valeur d’une promesse… Promets-moi donc, lorsque tu auras lu ces récits touchant notre famille, d’accomplir la volonté suprême de notre aïeul Joel, le brenn de la tribu de Karnak, volonté que tu trouveras mentionnée dans ces parchemins… Promets-moi aussi, mon enfant, de garder précieusement les reliques de notre famille, cette petite faucille d’or, cette clochette d’airain et ce morceau de collier, que j’ai porté pendant les plus cruels jours de mon esclavage. Du moins, jusqu’ici, mon pauvre enfant, de la servitude tu n’as connu que le pénible labeur et la honte… et encore la honte… je ne sais ; ton caractère est résigné, timide, craintif ; je ne trouve pas en toi cette furie gauloise, comme disent les Romains en parlant de notre race ; cela tient peut-être à ce que tu es chétif et frêle… Ah ! mon enfant !