Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 7.djvu/23

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accusation… sera le récit de mon voyage… Tu comprendras peut-être alors l’horreur que vous inspirez à vos serfs, vous autres seigneurs, quand tu sauras les dangers que nous bravons pour échapper à votre tyrannie et jouir d’un jour de liberté. En quittant ta seigneurie, nous étions trois ou quatre mille croisés, hommes, femmes ou enfants, chaque jour notre nombre allait grossissant ; aussi, après avoir traversé la Gaule de l’occident à l’orient, de l’Anjou à la Lorraine, nous étions soixante mille et plus en franchissant les frontières de la Germanie. D’autres troupes de croisés, non moins nombreuses que la nôtre, quittant aussi la Gaule, au nord par les Flandres, au sud par la Bourgogne ou la Provence, prenaient comme nous la route de l’Orient. Après avoir traversé la Hongrie, la Bohême, côtoyé la mer Adriatique jusqu’en Valachie, suivi les bords du Danube, nous sommes arrivés à Constantinople ; de là, nous sommes entrés dans l’Asie-Mineure, et de l’Asie-Mineure nous avons gagné la Palestine, où nous voici. Dis ? Neroweg, quel voyage ! pour de pauvres serfs pieds nus, en guenilles, le trajet est long ? douze à quinze cents lieues pour fuir l’oppression des seigneurs ; mais, pauvres serfs que nous sommes ! nous fuyons les seigneuries, et les seigneuries nous poursuivent jusqu’en Palestine. Le seigneur Baudoin s’empare du pays d’Édesse, en Asie, et voilà un comte d’Édesse ; Godefroy, duk de Bouillon, s’empare du pays de Tripoli, et voici un prince de Tripoli. Arrivons en Galilée, à Nazareth, à Jérusalem, nous verrons peut-être un roi de Jérusalem, un baron de Galilée, un marquis de Nazareth ! pourquoi pas ?… Oh ! Jésus ! le pauvre charpentier de Nazareth ! toi, l’ami des pauvres et des affligés, toi que mon aïeule Geneviève a vu mettre à mort à Jérusalem ! ils feront, dans leur imbécile orgueil, un marquisat du pauvre pays où, humble artisan, tu maniais la scie et la cognée en flétrissant la superbe des seigneurs de ton temps et l’hypocrisie des princes des prêtres !

— Ce misérable serf a perdu la raison, — murmura le seigneur de Plouernel ; — il oubliera peut-être de me tuer !