Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 7.djvu/24

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— Non, Neroweg, je n’oublierai rien, non, je n’ai pas perdu la raison ; rassure-toi. Notre troupe de croisés quitte donc la Gaule au nombre de soixante mille personnes, sous la conduite de l’ermite Coucou-Piètre et du chevalier Gauthier-sans-Avoir ; sur la route, on pillait, on ravageait, on massacrait les populations inoffensives, et l’on criait : Dieu le veut ! Trompés sur la longueur du chemin, les croisés, dans leur ignorance et à peine au sortir des Gaules, demandaient à l’aspect de chaque ville nouvelle : Est-ce là Jérusalem ? — Pas encore, — répondait Coucou-Piètre ; — marchons toujours ! — Et l’on marchait ; ce fut d’abord une joie, un délire, un triomphe ! serfs et vilains étaient maîtres ; on fuyait, on tremblait à leur approche ! l’Église absolvait brigandages et meurtres ! Dieu le voulait ! Les soldats du Christ saccageaient ou brûlaient les villes, incendiaient les récoltes sur pied, tuaient le bétail qu’ils ne pouvaient emmener, égorgeaient vieillards et enfants, violaient les femmes, les éventraient, se chargeaient de butin, et de ville en ville allaient disant toujours : « — N’est-ce donc point encore là Jérusalem ? — Pas encore ! — répondaient Coucou-Piètre et Gauthier-sans-Avoir ; — pas encore ! marchons, marchons ! » — Et l’on marchait. Les peuples étrangers, d’abord épouvantés, se laissèrent piller, massacrer par les soldats de la foi ; mais bientôt, avertis de proche en proche des ravages et de la férocité des croisés, ils les combattirent à outrance et les exterminèrent tant et si bien que notre troupe, composée de plus de soixante mille personnes à notre départ des Gaules, ne comptait plus en arrivant à Constantinople que cinq à six mille survivants ; ce nombre fut réduit de moitié durant la traversée de l’Asie-Mineure et de la Palestine par les combats, la peste, la soif, la faim, la fatigue. Parmi ces survivants, les uns, saisis et gardés comme serfs des nouvelles seigneuries d’Édesse, d’Antioche ou de Tripoli, ont été forcés de cultiver ces terres pour les seigneurs, sous le soleil dévorant de la Terre-Sainte ; quelques autres, et je suis de ce nombre, préférant la liberté à un nouveau servage, ont risqué leur vie pour continuer leur marche vers